Portraits et autoportraits modernes et contemporains (première partie)


Le portrait

Le portrait, qui au XIX ° siècle était encore le fruit de commandes privées, est devenu chez les artistes modernes le support de nombreuses recherches formelles. Bien plus qu’une simple imitation du modèle, il témoigne de nombreux questionnements liés à la « présence » d’une identité, même passée sous le crible de la déformation.
Qu’il soit le fruit d’un face à face avec le modèle vivant, ou composé à partir d’une photographie, qu’apporte au visage la « chair » de la peinture ? Le portrait fait aujourd’hui massivement retour dans l’art contemporain, interrogeant parfois le « je » en tant que construction sociale mouvante, et s’éloignant du vrai et de l’authentique, mais témoignant toujours de l’intérêt pour l’individu.

Intervenante : Agnès Ghenassia

Le portrait comme pratique et comme sujet, est pour l’art inépuisable. Pourtant, au début de l’art moderne, la pratique du portrait a subi trois outrages :
– Le succès de la photographie, a obligé les peintres à aborder le portrait autrement, que par la seule recherche de la ressemblance.
– En 1905, à l’occasion du salon d’automne, Matisse présente une toile intitulée « la femme au chapeau » qui fit scandale : “Un pot de peinture jeté à la face du public » écrit un critique, celui-là même, Louis Vauxcelles, qui donnera son nom de baptême au groupe en intitulant son article : « Donatello chez les fauves » (il y avait dans la salle une petite sculpture de Donatello). Il s’agissait d’un portrait de madame Matisse, dans lequel l’artiste expérimente une approche de la couleur anti naturaliste, destinée à donner un maximum d’éclats à son modèle (madame Matisse habillée comme une bourgeoise avec son visage très coloré a dû choquer en effet).


Henri Matisse – La femme au chapeau 1905 huile sur toile 80,65 × 59,69 cm Musée d’Art moderne de San Francisco
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– En 1906-1907, Picasso élaborant Les Demoiselles d’Avignon ose réinterpréter les corps et les visages féminins comme jamais personne n’avait osé le faire avant lui. Pourquoi ? Parce qu’au musée du Trocadéro, il a découvert que les masques africains dégageaient une force magique, dont il a cherché en peinture, un équivalent.


Pablo Picasso – Les demoiselles d’Avignon 1906 détail huile sur toile 243,9 × 233,7 cm MoMA New York
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Ces transgressions ont marqué tout l’art du 20e siècle, mais elles n’empêchent pas que perdurent un certain nombre de traditions, en particulier celle qui consiste à faire le portrait du mécène.

Une tradition qui perdure : le portrait du mécène


Benozzo Gozzoli – Portrait de Laurent de Médicis 1459-1462 Détail fresque alais Medici-Riccardi à Florence
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La représentation de Laurent de Médicis n’est pas réaliste, elle est idéalisée. Il a placé Laurent le Magnifique au centre de sa fresque voir le cortège des mages du palais Medici-Riccardi à Florence.

Sauf que pour les modernes, le mécène n’est plus un prince, un roi, ou un pape, c’est un marchand d’art, un galeriste. Et parmi eux, certains ont tant accompagné, aidé, financé les artistes, que beaucoup ont fait leur portrait, en témoignage de leur reconnaissance souvent, et sur commande parfois.

Ambroise Vollard (1868-1939), dont la boutique rue Laffitte était devenue en quelques années, le quartier général des artistes novateurs.


Auguste Renoir – Ambroise Vollard au foulard rouge 1911, huile sur toile 30 × 25 cm Musée des beaux arts de la ville de Paris
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Renoir a peint plusieurs portraits de lui, qui témoignent de la familiarité de leur relation.
Voir également :
– un un autre portrait 1908 (huile sur toile 81,6 × 65,2 cm Institut Courtauld, Londres).
Vollard en toréador1917, (huile sur toile 102,6 × 83,6 cm Nippon Television Tokyo), une initiative du peintre, qui avait convaincu son modèle de revêtir ce costume.

En 1899, Vollard posa dans l’atelier de Cézanne. Cézanne travaillait lentement, et imposait à ses modèles (le plus souvent sa femme ou des familiers), des séances de pose très longues.
Après 115 séances, Cézanne finit par abandonner, avouant tout compte fait, “n’être pas mécontent du plastron de la chemise« . Vollard, raconte également, c’est qu’ayant tendance à s’assoupir, il s’affaissait, et que Cézanne le ramenait à sa position initiale avec un “il faut poser comme une pomme ! »


Paul Cézanne – Ambroise Vollard 1899, huile sur toile, 100,3 × 81,3 cm Musée des Beaux-Arts de la ville de Paris
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Félix Vallotton en 1902 réalise lui aussi le portrait de Vollard.


Félix Vallotton – Portrait d’Ambroise Vollard 1902, huile sur toile, 79,3 × 63,8 cm Musée Boijmans Van Beuningen Rotterdam
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Portrait plus classique.

Pierre Bonnard a également fait des portraits de son marchand.


Pierre Bonnard – Ambroise Vollard et son chat, 1904 huile sur toile 74 × 92,5 cm Kunsthaus de Zurich
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Ambroise Vollard et son chat réalisé à l’arrière de la galerie. Portrait très spontané, qui donne une impression de familiarité. Voir également
Portrait d’Ambroise Vollard, 1904, (huile sur toile 73 x 60 cm Fondation et Collection Emil G. Bührle Zürich).
Portrait d’Ambroise Vollard au chat vers 1924, (huile sur toile 96 x 111 cm Paris, Petit Palais, musée des Beaux-Arts).

Picasso, a fait également le portraits de Vollard, qui lui avait fait découvrir Cézanne, et qui lui avait prêté de l’argent à ses débuts. En 1910, il invita Vollard à poser pour lui. Ce portrait va faire date dans l’histoire du cubisme, en pleine période dite analytique et qui s’exprime le plus souvent dans des natures mortes. Picasso innove en faisant un portrait.


Pablo Picasso – Portrait d’Ambroise Vollard 1911, Huile sur toile, 92 x 65.5 cm Moscou, Musée Pouchkine
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Vollard a raconté : “Bien entendu devant ce tableau des gens prétendus connaisseurs se livraient à la plaisanterie facile de demander ce que cela représentait. Le fils d’un de mes amis, un gosse de 4 ans, se trouvant devant la toile, posa son doigt dessus et dit sans hésiter : “ça c’est Vollard!”.

On reconnait sans conteste Vollard dans ce tableau : sa masse imposante, ses paupières lourdes, sa bouche fine, le nez cassé et le font haut. Tous ces détails forment une matière cristalline homogène à laquelle le fond participe. Chacun des nombreux plans de l’image est peint de telle manière que le personnage est perçu simultanément comme étant vu devant, derrière et des différents côtés. La construction de cette forme à l’aide de plans translucides gris fumés presque monochromes, est caractéristique du cubisme analytique.

Picasso démontre qu’il arrive à atteindre la ressemblance, même en pulvérisant l’espace pictural en facettes multiples et géométriques. C’est un des portraits de Vollard, les plus ressemblant à sa photographie de l’époque. La toile achetée par Chtchoukine, est aujourd’hui à Moscou.

À la même époque Gertrude Stein, née aux États-Unis dans une famille juive, aisée et cultivée, est arrivée à Paris en 1904, où elle rejoint son frère Léo. Tous deux sont collectionneurs, Léo venait d’acheter à Matisse sa femme au chapeau, et leur appartement au 27 rue de Fleurus est devenu le lieu de rencontre de l’avant-garde du monde entier : écrivains et artistes (ce que raconte Hemingway dans Paris est une fête, et Woody Allen dans midnight to Paris).
C’est elle qui a demandé à Picasso de faire son portrait, à l’automne 1905. Picasso n’a plus l’habitude de travailler d’après un modèle vivant. En 1905, il a 24 ans, elle 31, et il impose à Gertrude de se rendre dans l’atelier du bateau lavoir pour, a-t-elle dit, 90 séances de pose. Elle doit prendre un omnibus à chevaux, puis terminer à pied, grimper la côte raide qui monte rue Lepic, puis rue Ravignan. Il a installé son modèle dans le seul vieux fauteuil de l’atelier, et lui a demandé de prendre cette pose, parce que cette femme, singulière à forte personnalité, lui a évoqué le portrait de Monsieur Bertin de Ingres. Au printemps 1906 insatisfait du visage, il le recouvre de blanc. Au retour de son séjour estival à Gósol, en Espagne, il figea les traits du modèle en un masque archaïsant, préfiguration du style nouveau qui avait germé dans son esprit. Il greffa audacieusement une tête protocubiste sur un corps typique de sa période rose, créant cette célèbre image, singulière et emblématique. À l’entourage, qui lui fait remarquer que cela n’était pas ressemblant, Picasso aurait répondu avec aplomb, « vous verrez qu’elle finira par lui ressembler » et c’est vrai voir la photo. La toile est visible au Metropolitan Museum de New York.


Pablo Picasso – Portrait de Gertrude Stein 1905-1906, Huile sur toile, 100 x 81,3 cm MET New York
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Félix Vallotton a également réalisé un portrait de Gertrude. A partir de 1933, celle-ci à partagé sa vie avec Alice Tokias. Elle a coupé sa lourde chevelure rassemblée en chignon, et a vécu ouvertement son homosexualité.


Félix Vallotton – Portrait de Gertrude Stein 1907, Huile sur toile, 100,3 x 81,3 cm Musée d’art de Baltimore
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Elle a aussi été représentée par :
– Francis Picabia : Gertrude Stein 1933 (Huile sur toile, 74.93 x 60.96 cm Collection particulière).
– Francis Picabia : Gertrude Stein 1934 (Huile sur toile, 76 x 62 cm Yale collection New Haven, Connecticut).
– Andy Warhol dans une série consacrée aux personnalités juives célèbres en 1980, a réalisé le portrait de Gertrude Stein, 1980 (huile sur toile 101.6 × 81.3 cm Museum of Contemporary Art Chicago).

Aux États-Unis c’est Léo Castelli (1907-1999) qui fut l’agent dynamique du marché de l’art. Il avait ouvert en 1957, une galerie à New York, où il a assuré le lancement de Rauschenberg et de Jasper Johns, dont il était le soutien financier, puis de Frank Stella, de Roy Lichtenstein, de Warhol, de Rosenqvist… Pendant des années, il a mobilisé ses réseaux culturels, médiatiques, et mondains…

Plusieurs artistes ont réalisé son portrait :


Andy Warhol – Portrait de Leo Castelli, 1975 huile sur toile 80 x 70 cm
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Elaine De Kooning, Leo Castelli 1954, (huile sur toile 137,1 x 76,8 cm).


Jasper Johns – Racing Thoughts 1983 Encaustique, sérigraphie et crayon de cire sur coton et lin collés 122.1 × 191 cm (collection de l’artiste)
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Jasper John qui en 1983 dans un grand trompe l’œil, rassemblant différentes étapes de sa carrière, présente un portrait de Léo Castelli, en regard d’une reproduction de la Joconde.

En Allemagne Peter et Irène Ludwig, un couple de riches collectionneurs, qui très tôt ont pensé faire profiter leur collection au plus grand nombre. Ils ont ainsi donné quantité d’oeuvres à Cologne où il y a un musée Ludwig, à Bâle, à Saint-Pétersbourg, à Pékin et à Vienne. Sur une photo on les voit devant leur grand portrait photographique à Saint-Pétersbourg.
Les Ludwig ont commandé leur portrait à Hucleux, un artiste hyperréaliste qui a travaillé à partir d’une photo. Portrait très conventionnel mais prouesse technique peinture à l’huile à l’échelle un.


Jean-Olivier Hucleux – Peter et Irène Ludwig, 1975-76, Technique mixte sur bois 154,94 x 121,9 cm Fondation Ludwig
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Travail très soigné et hyperréaliste.

Bien sûr Peter Ludwig est passé par la Factory d’Andy Warhol dans les années 80 :
Portrait 1980, (Sérigraphie 105 x 105 cm)
Portrait 1982 (Sérigraphie 105 x 105 cm)


Dmitry Zhilinsky – Peter et Irène Ludwig, 1981, huile sur toile 2 fois 150 x 150 cm Musée d’Aix la Chapelle
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Portrait double a été réalisé par un artiste russe Dmitry Zhilinsky (1927-2015).

Ils ont également commandé deux bustes en bronze à Arno Breker sculpteur préféré du 3e Reich.


Arno Brecker, deux bustes en bronze, 1987
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Autre tradition vivace : le portrait des célébrités

Le portrait des célébrités, contribue à fabriquer des idoles, en nous donnant à reconnaître des gens, que nous n’avions jamais vu, et en nous donnant le sentiment de connaître intiment des gens qui nous sont parfaitement inconnus..

Andy Warhol était fasciné par la célébrité, et par le star system en général. C’est le suicide de Marilyn Monroe, en août 1962, qui a marqué le début de ses sérigraphies de stars. Comment gérer une mort célèbre, et l’émotion collective qu’elle suscite ? En en faisant, par la peinture, aussitôt une icône populaire.


Andy Warhol Gold Marilyn 1962, 211 x 146 cm MoMA New York
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La Gold Marilyn du MoMA a cette fonction, avec son fond d’or, réalisé quelques semaines à peine après le décès de l’actrice. Il a emprunté une photo provenant du film Niagara en 1953.

Puis en la reproduisant à l’infini, il a sapé le caractère unique et l’authenticité caractéristique du portrait traditionnel, en laissant entendre que les stars populaires sont des produits de consommation, au même titre que les boîtes de soupe Campbell. On reconnaît toujours Marilyne même si son portrait est déformé.

Peu après, Warhol a consacré une série à Liz Taylor, pour deux raisons :
– Elle était parmi les divas d’Hollywood, presque l’égale de Marilyn dans le cœur du public.
– Elle était comme Marilyn, dépressive, et cette dépression, avait d’ailleurs interrompu en 1961, le tournage de Cléopâtre.
Et ce sont d’abord les photos de Liz en Cléopâtre que Warhol utilise en 1963, Blue Liz as Cleopatra 1963 (encre de sérigraphie et peinture acrylique sur toile 208 x 165 cm).


Andy Warhol, Silver Liz, 1963 émail aérosol, polymère synthétique et encres sérigraphiques sur toile: diptyque 101.6 x 203.2 cm
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Voir Ten Liz (Encre sérigraphique et peinture à la bombe sur toile 201 x 564,5 cm)
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En 1964, l’assassinat de John Kennedy pousse Warhol à s’intéresser à Jackie, la survivante. Cet événement, comme la mort de Marilyn, combinent des thèmes qui lui sont chers, une célébrité qui est concernée par un événement dramatique. Les montages d’images qu’il a réalisé forment une sorte de peinture d’histoire, assez bouleversante du jour de l’assassinat, alternant les visages de Jackie avant et après.


Andy Warhol Jackie Kennedy 1964, Acrylique et sérigraphie sur toile 211 x 146 cm MoMA New York
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La répétition insistante de l’image illustre à merveille le matraquage médiatique et l’obsession du public pour l’événement.
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Avec les peintures de Mao réalisées en 1973, à l’occasion de la visite de Mao à New York. Ce sont les rares photographies qui n’ont pas été prise à la Factory. Voir 10 Mao (acrylique sur papier, chacun 91,4 × 91,4 cm).

Un observateur a écrit « qu’aussitôt passé au vestiaire de la Factory, on se débarrassait de ses trois dimensions, pour devenir une image sans intériorité, sans profondeur, mais une image garantissant votre inscription au panthéon des stars »..

Par la suite l’entreprise Warhol réalisait les photos sur place. Parfois c’est Andy lui-même, avec ses Polaroids, mais le plus souvent l’un de ses associés. Pendant les années 70 et 80, des milliers de gens sont ainsi devenus des Warhol : des sportifs comme Mohamed Ali, des musiciens, des actrices, des hommes politiques comme Jimmy Carter, un styliste comme Yves Saint Laurent
Voir d’autres portraits d’Andy Warhol.