Constantin Brancusi et Henry Moore

Chacun d’eux, l’un en France l’autre en Angleterre, incarne la sculpture moderne. Comment? Qu’ont-ils en commun?
Après un bref passage dans l’atelier de Rodin, Brancusi, renonçant à la sensualité expressive, s’est employé à rechercher l’essence la plus pure d’une forme.
Cette quête rompt avec de nombreux clichés attachés auparavant à la sculpture : le portrait n’est plus un buste, le socle est lui-même une sculpture interchangeable, chaque œuvre est déclinée sous forme d’une série évolutive dont la photographie rend compte de la mise en espace idéale.
Henry Moore nourrit sa démarche d’influences primitives, mais aussi des formes de roches, de pierres, d’os et de coquillages qu’il collectionnait. Oscillant entre figuration et abstraction, l’artiste accorde une place au vide et est attentif à l’insertion de ses sculptures dans le paysage.

Intervenante : Agnès Ghenassia


Nous avons vu que Rodin, contemporain des impressionnistes, avait bousculé les traditions en introduisant le non fini, le réemploi des fragments et une remise en question du rôle du socle. Nous faisons un pas de plus vers la modernité car Constantin Brancusi et Henri Moore sont eux modernes. Comme leurs contemporains Picasso et Matisse, ils ont inventé une nouvelle esthétique en s’appuyant d’abord sur les arts premiers, sur les sculptures non occidentales dites primitives. Ceci leur a permis de s’affranchir de toute une tradition occidentale.

Constantin Brancusi est né en 1876 à Hobita en Roumanie, et il est mort à Paris en 1957, il est roumain naturalisé français en 1952. A sa naissance, la principauté de Roumanie était vassale de l’Empire Ottoman, elle est devenue indépendante 2 ans plus tard. Constantin est le deuxième des quatre enfants de paysans aisés. Aujourd’hui classée monument historique, une maison de bois de son village natal est devenue un petit musée, depuis 1971.


Maison mémoriale Constantin Brancusi à Hobita
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C’est une région connue pour son artisanat populaire, en particulier la sculpture sur bois.

Il étudie les arts à l’école des Arts et Métiers de Craiova, puis à l’Université nationale de l’art à Bucarest jusqu’en 1901. Comme tous les sculpteurs débutants, il réalise des sculptures classiques, comme le buste de Vitellius, empereur romain,


Constantin Brancusi buste de Vitellius 1898
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Il reçoit sa première commande publique, un buste représentant le docteur général Charles Davila, sous le titre Carol Davila, qui a été installé à l’hôpital militaire de Bucarest.


Constantin Brancusi Buste du Médecin-Général Carol Davila, 1900
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Voir une photographie du plâtre.

Contrairement à Rodin, Brancusi aime la taille directe, il ne pratique pas le modelage.
Son rêve est de poursuivre sa formation à Paris et de rencontrer Rodin. En 1903, et entreprend à pied le voyage : une étape à Vienne, où il travaille dans un atelier de meubles et visite les musées, puis à Munich, et la Suisse où, à la suite d’une pneumonie, il est hospitalisé et il finira en train son périple jusqu’à Paris.
En 1905, il s’inscrit à l’École des beaux-arts et il installe son atelier impasse Ronsin (près de la rue de Vaugirard) où il restera jusqu’à sa mort en 1957. Chrétien orthodoxe, il fréquente l’Église roumaine de Paris.
En 1907 il est l’assistant de Rodin … pendant un mois seulement, et il le quitte en affirmant « qu’il ne pousse rien à l’ombre des grands arbres.

Le tourment 1906


Constantin Brancusi le tourment 1906 bronze 29.2 × 28.8 × 22.3 cm
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Le sommeil (1906-1907)


Constantin Brancusi Le sommeil 1906-1907 marbre
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Jusque-là ses sculptures sont sous l’influence de Rodin. Voir la comparaison Le sommeil, Brancusi / Rodin.

Voir également le dialogue entre Brancusi et Rodin.

Il a 31 ans, il se lie avec le Douanier Rousseau, Fernand Léger, Matisse, et surtout Modigliani qui a fait plusieurs fois son portrait.


Amedeo Modigliani portrait de Constantin Brancusi 1909 huile sur toile 73 x 60 cm Abello collection Madrid
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Voir autre portrait (1908) autre portrait (1909).

Avec Modigliani, Brancusi (comme Picasso et Derain) découvre au Musée de l’Homme des sculptures africaines et au Louvre des sculptures égyptiennes qui leur font prendre conscience de la possibilité de représenter la figure humaine sans s’attacher à la ressemblance figurative.

Ainsi en 1907 (l’année des Demoiselles d’Avignon) tête de jeune femme a subi l’influence de masques africains


Constantin Brancusi tête de jeune femme (1907) marbre
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… comme ce masque Fang (Gabon), qu’il connaissait et qui appartenait à André Derain. Derain lui-même a réalisé un homme accroupi, la même année, qui doit beaucoup à l’Égypte.


André Derain, homme accroupi 1907 grès, 33 x 28 x 26 cm
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Brancusi, en 1908, réalise la sagesse de la terre.


Constantin Brancusi la sagesse de la terre 1908 28,3 x 18 cm
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Quelques mois tard, il la stylise encore et l’appelle sagesse (Art Institute of Chicago).

C’est aussi dans ce contexte qu’il sculpte, dès 1908, le groupe compact du baiser, dans un bloc calcaire.


Constantin Brancusi le baiser (1908) pierre calcaire 36,5 x 24,5 x 23 cm
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… qui possède quelques affinités avec le relief en bois de Gauguin intitulé Hina et Té Fatou (1892). Le baiser de Brancusi privilégie la forme archaïque du bloc originel, pour montrer un homme et une femme, tronqués à mi-corps en un seul ensemble. C’est le premier d’une série de quarante sculptures sur ce thème, que l’artiste n’a cessé de reprendre jusqu’à la fin de sa vie.

La deuxième version du baiser est un monument funéraire du cimetière du Montparnasse.


Constantin Brancusi le baiser 1908
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C’est la stèle et le socle de la tombe d’une jeune étudiante de Kiev Tatiana Rachewskaïa qui se suicida en 1910. L’amant roumain de la suicidée avait recommandé à la famille de Tatiana de s’adresser pour la stèle funéraire à un de ses compatriotes, alors encore inconnu, disciple de Rodin. L’artiste a donc proposé une autre version du baiser, en taille directe, plus allongée verticalement, montrant les deux amants accroupis.

Cette sculpture est aujourd’hui recouverte par un caisson de bois, reliée à une alarme et surveillée par trois caméras. En effet en 2005, un marbre du baiser atteint 27 millions de dollars dans une vente aux enchères. Un marchand d’art, connaissant la côte élevée de Brancusi, réussit à trouver et à contacter les six lointains héritiers de Tatiana, qui ignoraient être héritiers de la concession perpétuelle de la tombe et donc être propriétaire d’un Brancusi évalué alors à 50 millions de dollars.
Ils ont demandé au ministère de la Culture un certificat de sortie du territoire pour pouvoir vendre la sculpture à l’étranger. Ils essuyèrent un refus suivi de 15 ans de controverses judiciaires. En 2010 toute la tombe est classée monument historique et la sculpture trésor national. Mais fin 2020 la Cour d’appel du tribunal administratif donne raison aux héritiers, arguant que l’œuvre a été créée antérieurement à la tombe et qu’elle en est dissociable. Mais l’arrêt est cassé en 2021 par le Conseil d’État.

Voir une autre version du baiser, autre version.
Voir un commentaire (Centre Pompidou).

Les versions les plus tardives du baiser en marbre et en pierre abandonnent la figuration des visages au profit d’un œil unique, un pas de plus vers l’abstraction. Les bras et les cheveux sont toujours présents.


Constantin Brancusi le baiser (1908)
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Voir d’autres vues : Vue n°1, vue n°2.

Mais revenons à 1908. Plusieurs jeunes femmes posent chez Brancusi pour faire faire leur portrait, et parfois partager un peu de sa vie. D’abord, la baronne René Irana Frachon dont l’artiste ébauche d’abord un portrait en argile,


Constantin Brancusi portrait de la baronne Renée Frachon (1910)
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… puis en pierre, un portrait beaucoup plus stylisé (1908) ramenant le visage à un ovale très pur,


Constantin Brancusi portrait de la baronne Renée Frachon (1908) 29,2 x 18,4 cm
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… puis la même année elle devient la muse.


Constantin Brancusi la muse 1908, pierre 44 x 22 x 20 cm
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… puis en marbre la tête très ovale s’appuie sur un bras et se prolonge par un cou eux aussi très stylisés dont Brancusi la débarrasse dès 1909-1910 avec la muse endormie, une tête sans buste et sans socle posée à même le plan horizontal, dont il fera une version en bronze dorée polie qui lui confère une aura presque mystique.


Constantin Brancusi la muse endormie 1910 bronze doré 15,2 cm × 24,1 cm × 17,1 cm.
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Voir un commentaire (Panorama de l’art).

Lorsque Man Ray en 1926 réalisera sa célèbre photo noir et blanche il sera alors proche de Brancusi et l’allusion à la muse endormie est évidente.

Margit Pogany, jeune étudiante en art roumaine, comme Brancusi, s’était liée en amitié avec Constantin (elle a réalisé un autoportrait peint).
Il l’a peinte lui, de façon très épurée.


Constantin Brancusi portrait de Margit Pogany
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et c’est seulement lorsqu’elle a quitté Paris définitivement qu’il a réalisé la sculpture mademoiselle Pogany (1912-1913) qui met en évidence l’arcade sourcilière, les grands yeux fermés, et là encore un geste des bras et des mains qui accompagne les courbes du visage.


Constantin Brancusi portrait de Margit Pogany, Plâtre, 45,5 x 23,4 x 23,4 cm
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Nous possédons une photo d’elle, qui permet de réaliser à quel point le sculpteur a su capter ce qui faisait les caractéristiques du visage de son modèle. Un port de tête élégant, une coiffure austère tirée en arrière, de grands yeux foncés et profonds, des sourcils marqués encadrant parfaitement son regard.
Voir un commentaire.

Version en marbre, puis en bronze doré,


Constantin Brancusi portrait de Margit Pogany bronze doré 44,5 x 19 x 27 cm
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(qui de dos est complètement abstraite).

En 1913 la Danaïde garde le souvenir de Mademoiselle Pogany, avec cette fois des arcades sourcilières sans les yeux, les bras ont disparu.


Constantin Brancusi la Danaïde 1913 Bronze patiné noir (et doré à la feuille) 27,5 x 18 x 20,3 cm
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Voir un commentaire (centre Pompidou)

Un autre thème cher à Brancusi c’est l’enfant, qu’il va décliner de différentes manières. En 1908, il a modelé en plâtre une tête d’enfant endormi.


Constantin Brancusi tête d’enfant endormi 1908 plâtre 10,5 x 16,5 x 15 cm
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Voir une version en marbre.
Voir un commentaire (centre Pompidou)

En 1913, très inspiré par l’art africain, il a sculpté en bois le premier pas, une silhouette en effet un peu pataude dont il a décidé de ne garder que la tête. Cette tête d’enfant en bois de chêne noirci, est devenue une œuvre autonome qu’il a intitulé le premier cri, en raison de sa bouche ouverte.


Constantin Brancusi Tête d’enfant, le premier cri, bois de chêne noirci 16,5 x 25,6 x 18,4 cm
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Voir un commentaire (centre Pompidou)

La voici posée sur différents socles en bois, voir un autre socle auxquels l’artiste accordait une place aussi importante qu’à ses autres sculptures. Une version en plâtre, une autre en bronze doré poli, une autre en bronze patiné.

En 1915, poussant un peu plus loin le degré d’abstraction, cette tête devient le nouveau-né (marbre), une forme ovoïde très pure légèrement fendue au niveau du crâne et creusée au niveau de la bouche pour évoquer un cri.


Constantin Brancusi le nouveau-né 1915 marbre 15 x 21 x 14 cm
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Selon l’éclairage de la photo on arrive bien à imaginer le cri de l’enfant.

Le nouveau-né, en bronze, posé sur un socle de bois en ovale, puis sur un socle de marbre blanc, lui-même surmontant un socle de bois creusé en ovale … et posé sur un disque en bronze et un support en bois.

En 1924, seule la forme ovoïde pure est conservée, elle est intitulée le commencement du monde.
La forme de l’œuf est devenue son leitmotiv pour dire la vie.


Constantin Brancusi Le commencement du monde, 1924 bronze 19 x 28,5 x 17,5 cm
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Brancusi sculpte son premier oiseau en 1912.


Constantin Brancusi La Maiastra, 1912 h 73 cm
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Il l’intitule la Măiastra, du nom d’un oiseau fabuleux dans les contes populaires roumains, capable de réunir les amants séparés dans les légendes. La poitrine de l’oiseau est une forme ovoïde. La tête et le bec se confondent dans un même mouvement dressé vers le ciel. Une version en marbre a été posée sur un socle taillé en pierre et intitulé caryatides 1911.

Cet oiseau deviendra l’oiseau dans l’espace,


Constantin Brancusi l’oiseau dans l’espace 1928 cuivre poli 137 x 22 x 16,5 cm
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dont il existe 28 variantes en plâtre, en marbre, en bronze de différentes tailles. De l’oiseau il n’a conservé que l’idée de l’envol, dans des versions qui vont de 132 à 183 cm. On le sait, c’est une de ces versions en bronze poli qui, considérée par les douanes américaines comme un objet industriel (donc lourdement taxé), ne sera reconnu comme œuvre d’art qu’à la suite d’un retentissant procès « Brancusi contre États-Unis« . Je vous ai raconté ce procès dans ma conférence sur les malentendus, polémiques et scandales de l’art. Voir titre de la BD sur Brancusi contre Etats Unis.

En 1912, Brancusi s’est lié d’amitié avec Marcel Duchamp, qui l’a convaincu en 1913 d’envoyer 5 œuvres à l’exposition de l’Armory Show de New York.
L’année suivante, Édouard Steichen qui avait acheté une version en bronze de la Măiastra et Alfred Stieglitz ont organisé à New York la première exposition personnelle de Brancusi.

Brancusi avait aussi lié une amitié amoureuse dès 1908 avec Léone Ricou, qui accueillait le Tout-Paris littéraire et artistique dans son appartement du boulevard Raspail. Elle soutenait matériellement les jeunes artistes. Pendant la guerre 1914-1918 elle a invité Brancousi dans sa maison familiale en Ardèche. Plus tard, alors qu’elle avait acheté des versions de la Măiastra, du baiser, et l’une des Muses endormies, elle a proposé à Brancusi de l’épouser, ce qu’il a refusé.
En 1918 le portrait de madame L.R. est une sculpture en bois de 94 cm de haut.


Constantin Brancusi madame L.R. 1918, bois 94 cm
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Un portrait qui repose sur une jambe centrale unique, et semble purement conceptuel, mais qui a pourtant un caractère essentiellement féminin avec ses formes arrondies et le peigne qui surmonte la tête.
William Rubin, qui a longuement recherché les traces du primitivisme dans l’art moderne, pense que la forme de la tête de Madame L.R. a été inspirée par le haut d’un reliquaire du Gabon. Cette œuvre a d’abord appartenu à Fernand Léger, puis revendue plusieurs fois … et lors de la vente Pierre Berger Yves Saint-Laurent en 2009 elle a atteint 29 millions d’euros !
Voir un commentaire.

En 1915-1916 Brancusi réalise la princesse X.


Constantin Brancusi Princesse X, 1915
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Cette œuvre étonnante trouve son origine dans femme se regardant dans un miroir 1909 dont l’artiste n’a gardé que le mouvement courbé de la tête, qu’il avait associé à des seins comme dans ce pilon de Papouasie Nouvelle Guinée.
Sur un côté un bras et une main, mais selon l’angle sous lequel on la regarde « Voilà un phallus ! » s’est exclamé Matisse au Salon des Indépendants de 1920 où la sculpture a été retirée avant le passage d’un ministre, puis finalement réintroduite grâce à l’intervention des amis : Picabia, Léger, Cocteau, Cendrars, Satie et un article “pour l’indépendance de l’art” dans le journal du peuple.

Aujourd’hui, le Centre Pompidou indique comme mots-clés associés à cette sculpture : fragment, buste, sexe, corps de la femme, androgyne, phallus, sexualité.
Quant au titre donné par Brancusi, madame X, il s’agit de Marie Bonaparte, petite nièce de Napoléon, qui on le sait a beaucoup parlé de sexualité avec Freud. “Ma statue dit Brancusi c’est la synthèse de la femme, l’éternel féminin réduit à son essence. J’ai fait dire à la matière l’inexprimable.”

Picasso a-t-il pensé à princesse X lorsqu’on 1931 à Boisgeloup, il a transformé Marie-Thérèse en buste de femme ?


Picasso, buste de femme, 1931, plâtre (Boisgeloup)
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