Le «Mouvement Moderne» est un mouvement international d’architecture. Il se pose en rupture avec l’éclectisme du XIXème siècle, et propose une architecture dépouillée, « fonctionnaliste ». Le Corbusier, et les dirigeants du Bauhaus allemand en sont les figures marquantes. Tous participent à l’exposition internationale de 1927, appelée l’habitat, en allemand «die Wohnung». Elle a lieu dans un quartier de Stuttgart, appelé Weißenhofsiedlung. 21 bâtiments, dont 2 conçus par Le Corbusier et son cousin Pierre Jeanneret sortent de terre en un temps record.
Intervenant : Marc Isch-Wall
L’œuvre de Charles Édouard Jeanneret-Gris, dit Le Corbusier (1887-1965) commence dans les années 1920, et les organisateurs de l’exposition «die Wohnung» organisée à Weissenhof en 1927 le considéraient comme un des grands architectes du XXème siècle commençant.
Cette maison, conçue par Le Corbusier et Pierre Jeanneret, (1896-1967) se trouve à Weissenhof, un quartier résidentiel de Stuttgart, à 15 minutes de la gare centrale en autobus. Cette maison constitue un paradigme de ce mouvement architectural du XXème siècle, appelé par des historiens de l’architecture «Mouvement Moderne» ou par d’autres «Architecture Moderne».
Cette maison fait partie du Weissenhofsiedlung. C’était un ensemble de 21 bâtiments construits dans le quartier de Weissenhof à l’occasion de l’exposition « die Wohnung« , (l’habitat) ; voici une publicité annonçant l’évènement pour l’été 1927.
De nombreuses photos illustrent la genèse du projet, son organisation, les constructions réalisées, la réception par la critique.
L’exposition est financée par la ville de Stuttgart, sur proposition du Deutscher Werkbund, une association très spécifique à l’Allemagne.
Un bref survol de l’histoire de l’architecture au XXème siècle nous mènera à l’émergence du «Mouvement Moderne». Le directeur artistique de l’exposition est proche du Bauhaus, une composante primordiale du «Mouvement Moderne», en allemand «Neues Bauen».
Avant le mouvement moderne : Eclectisme et historicisme architectural
L’architecture, depuis le milieu du XIXème siècle jusqu’au début du XXème siècle, est marquée par l’éclectisme qui débouche sur une forme d’historicisme architectural. Les architectes font alors référence à ce qu’ils considèrent comme une tradition nationale, comme l’architecture médiévale ou celle de la Renaissance ; ils intègrent des toits, des corniches, des colonnes, et une profusion d’ornements : statues, mosaïques, ferronneries, céramiques. Exemples :
L’opéra de Paris,
Le Reichstag de Berlin,
Le Ring à Vienne
Le Petit et le Grand Palais construits pour l’exposition universelle de Paris en 1900 sont des exemples de ce style historiciste.
L’architecture Art Nouveau, Jugendstil
Par son attrait pour l’ornementation, la courbe, la nature, l’architecture Art Nouveau se distingue de l’historicisme. Je mentionne un seul exemple, l’architecte Henri Sauvage (1873-1932), qui reçoit la commande de la villa Majorelle en 1901.
Cette villa est le fruit d’une coopération entre l’architecte et Louis Majorelle (1859-1926), décorateur et ébéniste d’art. La construction allie la rationalité architecturale et l’art nouveau : les formes libres des corniches, des balcons, les éléments décoratifs remplissent un rôle architectural.
Voir la visite virtuelle de la villa.
Henri Sauvage va évoluer au cours de sa carrière, construire des logements sociaux, proposer une architecture plus novatrice (par exemple Le Studio-Building, rue La Fontaine, 1927).
Voir 5 édifices remarquables d’Henri Sauvage à Paris.
Naissance du deutscher Werkbund
Au même moment, les arts décoratifs en Allemagne connaissent un essor commercial sans précédent.
En 1902 l’architecte allemand Hermann Muthesius (1861-1927) est attaché à l’ambassade d’Allemagne à Londres, comme «espion du goût« .
Il mène une enquête sur William Morris (1834-1896), poète, artiste, mais aussi écrivain utopiste engagé dans le combat social. Ce poète a une vision mythifiée de l’artisanat médiéval, et pour mettre en pratique ses réflexions utopistes à l’art, il crée l’association d’artistes : Arts and Crafts. William Morris privilégie l’artisan indépendant, mais ne refuse pas la machine qui permet d’exécuter les tâches répétitives. Hermann Muthesius dépasse la pensée de William Morris. Pour lui, seuls les objets fabriqués à la machine sont susceptibles de répondre aux exigences de l’époque.
Muthesius retourne en Allemagne en 1903. Il publie un livre Das englische haus (la maison anglaise) (1904-1908).
… et il déploie toute son énergie pour «unir les artistes et les entreprises industrielles en vue de développer, par une association effective, le travail allemand dans le sens de la technique et du goût… ». Ces efforts aboutissent en 1907 à Munich : douze artistes, souvent à la fois architecte et designer (le mot n’apparaît en allemand qu’après 1945), et douze firmes industrielles, pour fonder le Deutscher Werkbund. Cette nouvelle organisation allemande se situe dans le prolongement d’une association plus ancienne Vereinigte Werkstätten für Kunst im Handwerk (les Ateliers réunis d’art et d’artisanat).
Les produits sont cette fois fabriqués par des industriels. L’industrialisation des arts décoratifs est une idée déjà ancienne en Allemagne. En 1793, Peter Christian Beuth avait introduit la machine à vapeur dans la fabrique de porcelaine de Berlin. En 1810, il est responsable du secteur commerce et artisanat au sein du ministère de l’intérieur.
Sur cette photo, les meubles de Richard Riemerschmid (1868–1957), un des 12 artistes, présentés au salon d’automne de Paris, au titre des Ateliers réunis d’art et d’artisanat. Elle illustre les ambitions commerciales des entreprises allemandes de meubles et objets décoratifs.
Richard Riemerschmid, co-fondateur du Werkbund, au Salon d’automne, Art et décoration 1910
(cliquer sur l’image pour l’agrandir)
Le terme «deutscher Werkbund», intraduisible en français, exprime son triple but, artistique, économique et patriotique. A sa création, ce n’est pas un mouvement d’avant-garde. Il est ouvert à tous les artistes. La vie de cette association, selon les mots de son créateur, «repose sur la tension des courants qui s’opposaient en son sein». Opposition entre artistes se prévalant d’une certaine tradition et ceux qui optent pour la modernité et le fonctionnalisme ; opposition entre artistes et industriels. Ces derniers veulent vendre sur le marché allemand et exporter.
Le Werkbund sera chargé de l’exposition de 1927, des « tensions » se reproduiront, mais aboutiront à une manifestation pleinement réussie.
L’Art nouveau et le Jugendstil passent vite de mode, et le Mouvement Moderne prend son essor à partir de 1920.
Mais ce mouvement a un précurseur,
Adolf Loos (1870-1933). Il visite l’exposition universelle de Chicago en 1893 ; il reste 3 ans aux Etats-Unis. Il est impressionné par l’architecture métallique. Il rejette l’art nouveau et la Sécession viennoise. Il prône, avant le Bauhaus, l’action commune de l’artisan et de l’architecte : «L’architecte est un maçon qui a appris le latin ». Ce fils d’un tailleur de pierre considère l’architecte comme un artisan.
Rentré à Vienne, il aménage des cafés, comme le Café Museum, un espace simple et lumineux, surnommé par ses détracteurs café Nihilismus. La photographie illustre sa recherche vers un modèle d’économie de l’espace ; la décoration intérieure n’est en rien fonctionnaliste. Nous verrons comment ce terme s’applique au « mouvement moderne ».
En 1908, Adolphe Loos publie son manifeste au titre provocateur : Ornement et crime , qui est suivi de nombreuses conférences.
La publication de ce manifeste est une remise en question de l’ornement et du décor architectural. Il propose une architecture dépouillée, simplifiée : plus de corniches, plus de linteaux, plus de colonnes ; il se pose en rupture avec l’éclectisme du XIXème siècle, sa débauche de formes compliquées.
«Crime et ornement» est publié par Le Corbusier dans le n°2 de sa revue «Esprit nouveau» en 1920. Adolphe Loos est une de ses sources théoriques. Le Corbusier a par la suite élaboré sa propre œuvre théorique.
Dans l’immeuble de Michaelerplatz, destiné au magasin de prêt à porter haut de gamme Goldmann et Salatsch, aucun ornement superflu n’encombre la façade. La rupture avec l’architecture du Ring est définitive.
L’intérieur, en revanche, laisse place au luxe et au raffinement. L’ensemble a été rénové en 1990.
Dans ce rappel des grands mouvements de l’architecture, je réserve une place spéciale au Bauhaus. Walter Gropius (1883-1969), son fondateur et directeur jusqu’en 1928, et Ludwig Mies van der Rohe (1886-1969), directeur entre 1930 et 1933 prennent une part active à deux expositions architecturales de Stuttgart, celle de 1924 et die Wohnung en 1927. Le manifeste rédigé en 1919 par Gropius proclame : «Le but final de toute activité créatrice est la construction ». Pendant la période de troubles politiques et d’hyperinflation, le Bauhaus de Weimar ne reçoit aucune commande pour la construction d’un bâtiment.
Une fois installé à Dessau en 1925, il continue de proposer une formation artistique combinant des cours théoriques avec des ateliers d’artisanat : typographie, tapisserie, peinture, menuiserie, etc. dans un esprit de pluridisciplinarité.
L’école d’architecture s’y développe, en particulier grâce aux commandes de logements sociaux passées par la mairie de Dessau. C’est sous la direction de Ludwig Mies van der Rohe à Dessau puis à Berlin, que l’école d’architecture prend une place prépondérante et acquiert une renommée mondiale.
En avril 1933, l’école est fermée suite à un coup monté par la Gestapo, interrompant les travaux des étudiants. La situation financière et politique du Bauhaus est intenable. Mies van der Rohe réunit les enseignants ; ils décident librement la dissolution.
Mies van der Rohe, de nombreux enseignants et étudiants émigrent par étapes vers les Etats-Unis. Les étudiants devenus architectes enrichissent le style international, qui en est à ses débuts.
L’expression « architecture internationale » apparaît pour la première fois en 1932 dans The international style, architecture since 1922, rédigé à la suite d’une exposition du MoMA intitulée Modern Architecture. Dès son origine, le mouvement moderne est international. Il nait après les ravages de la 1ère guerre mondiale. Dans l’idée de ses fondateurs, une architecture dépouillée de toute référence nationale, de tout rappel du passé est un engagement vers une paix universelle.
Le style international multiplie les ouvertures, préconise les angles droits et la verticalité ; il fait appel aux matériaux nouveaux : verre, acier, béton armé. Les premiers buildings construits à Chicago inspirent le style international.
Mies van der Rohe Immeubles 860 et 880 sur Lake Shore Drive à Chicago
(cliquer sur l’image pour l’agrandir)
«Less is more», tel est le postulat de Mies van der Rohe, qui a réalisé les immeubles 860 et 880 sur Lake Shore Drive à Chicago. Le style international est un aboutissement du mouvement moderne.
Walter Gropius est resté plus proche de l’esprit du Bauhaus, mais plus élitiste. Voici la maison qu’il a conçue et habitée jusqu’à sa mort en 1969.
En savoir plus sur la maison Gropius.
Les architectes français, ou plutôt francophones, du mouvement moderne les plus actifs sont :
Robert Mallet-Stevens (1886-1945) qui a réalisé la Villa Noailles à Hyères.
Voir également du même architecte, la villa Cavrois.
… et Le Corbusier, (dont je parlerai en détail dans la 2ème partie). Le premier est né en Belgique et le second en Suisse.
De son côté, l’Union des artistes modernes (UAM) entend créer une rupture avec le style des Arts-déco ; elle s’affirme dans la filiation du Bauhaus et de Stijl. Là encore est promue l’union des artistes et des artisans en association avec les entreprises. Tous ont la pureté des formes comme valeur commune. La pluridisciplinarité entre architectes et arts décoratifs est recherché, mais n’est pas à l’égal du Bauhaus.
Le mouvement moderne, comme tout mouvement artistique, a eu ses contradicteurs. En opposition, au style international, Frank Lloyd Wright (1867-1959) défend le concept de l’architecture organique. Elle est dite organique, parce qu’elle recherche l’harmonie entre l’habitat humain et le monde « naturel ». L’analyse du site permet de concevoir le bâtiment. L’architecte y intègre aussi le mobilier dans une composition unifiée à son environnement. L’architecture part de l’homme, et se développe de l’intérieur vers l’extérieur. Ses maisons possèdent en leur centre une cheminée, lieu de regroupement. L’architecte réintègre la forme et les matériaux traditionnels, il s’adapte au milieu naturel :
La maison Kaufmann ou maison de la cascade est l’exemple le plus connu.
Avec The Circular Sun House, Frank Lloyd Wright refuse l’angle droit, la surface plane, le cube fonctionnaliste.
Le musée Guggenheim de New-York, inauguré 6 mois après la mort de Frank Lloyd Wright en 1959, est une pleine intégration de l’architecture à sa fonction muséale et à son environnement urbain.
Le finlandais Alvar Aalto (1898-1976), se place dans l’architecture organique.
Visite de la maison Louis Carré de Alvar Aalto.
A partir des années 60, apparaît le postmodernisme dans le prolongement de l’architecture organique. C’est le retour à l’histoire de l’architecture considérée comme un livre ouvert avec ses formes révélant les constructions du passé, avec des colonnes et des frontons, le retour à la polychromie.
Fernand Pouillon (1912-1986), contemporain de Le Corbusier se considère comme un « continuateur », plus qu’un innovateur. Il réintègre la pierre, le bois, la tuile, dans une sorte de néo-régionalisme.
Le dé-constructivisme avec Frank Gehry (né en 1929) apparaît comme une forme exacerbée du postmodernisme.