New York et ses musées, prise de pouvoir

Pour des générations d’artistes et de collectionneurs venus du monde entier, Paris a longtemps été le centre des arts. Comment, entre 1948 et 1950, ce centre s’est-il déplacé à New-York ? De plus, comment les critères de l’art américain sont-ils devenus, pour plusieurs décennies, ceux du monde de l’art en général ? Nous verrons les conditions économiques, politiques et idéologiques qui ont permis aux artistes et aux intellectuels américains de faire triompher «l’École de New York», que galeristes et grands musées ont contribué à répandre par delà les frontières. Dans ce parcours américain, nous parlerons donc de peinture, d’architecture, de société et de politique. Enfin, nous poserons la question de savoir si ce centre, au vingt et unième siècle, s’est à nouveau déplacé…et dans quelle direction.

Intervenante : Agnès Ghenassia


L’art est un formidable outil d’influence internationale. Il sert à montrer le dynamisme d’une nation sur l’échiquier mondial, ce qu’avait parfaitement compris en son temps Louis XIV à Versailles … mais l’époque qui nous intéresse est celle de la modernité. Paris était le centre de l’art pour d’innombrables artistes, amateurs d’art, collectionneurs et galeristes. Les collectionneurs américains Gertrude et Léo Stein le docteur Barnes achetaient Picasso et Matisse dès leurs débuts. Or ce centre va, après la deuxième guerre mondiale, se déplacer à New York, comment ?

Les musées de New York naissance de l’identité américaine et du «soft power»

Depuis la fin du 19e siècle, New York possède deux grands musées, au départ remplis de collections européennes.
En 1872 le Metropolitan Museum of Art sur la 5e Avenue près de Central Park est le plus grand musée des États-Unis et l’un des plus grands du monde.


Metropolitan Museum of Art
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Ses collections, qui proviennent de fondateurs, puis des dons et legs de différents collectionneurs, couvrent aujourd’hui 5 0000 ans d’histoire, de l’Antiquité aux grands maîtres européens, en comportant des témoignages des cultures du monde entier. C’est la ville de New York qui prend à sa charge les dépenses de fonctionnement de l’établissement.
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Voici quelques oeuvres présentées :


Georges de La Tour, la diseuse de bonne aventure 1630 huile sur toile 102 × 123 cm MET New York
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Vermeer, la jeune fille assoupie 1656 huile sur toile 87,6 x 76,5 cm MET New York
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Van Gogh, l’Arlésienne 1888 huile sur toile 91,4 × 73,7 cm MET New York
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Le portrait de Gertrude Stein par Picasso.

L’autre grand musée est le Brooklyn Museum, inauguré en 1897, dans l’arrondissement de Brooklyn, il est le deuxième en surface d’exposition. Ses collections vont de l’Égypte antique à l’art américain, et aux impressionnistes français, avec aujourd’hui des expositions contemporaines ouvertes sur les minorités.


Brooklyn Museum New York
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Voir le hall d’entrée.

Au début du 20e siècle, les États-Unis ont un grand retard en matière d’art moderne, La peinture américaine reste très provinciale et très classique.

Alfred Stieglitz (1864-1946), photographe américain, se donne pour mission d’initier les peintres américains à la modernité. Issu d’une famille d’origine juive allemande, il a beaucoup voyagé entre New York et Berlin, au Pays-Bas et en Italie. En tant que photographe il a acquis une réputation internationale.
De 1905 à 1917, il dirige la galerie 291 (située 291 5e Avenue) où, le premier, il expose des dessins de Rodin, des toiles de Picasso, Matisse, Braque, Cézanne, Picabia et des sculptures de Brancusi. Avec habilité, il mêle dans ses expositions des formes d’art controversées (surtout pour les américains) et des œuvres plus compréhensibles, et peu à peu, il montre des artistes américains qu’il admire et qui ont compris le style moderne européen, comme John Marin (1870-1953)


John Marin Stonington 1921 aquarelle 55.9 x 67.3 cm
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et Max Weber, (1881-1961) qui est proche des peintres fauvistes.


Max Weber Two Female Figures 1908 huile sur toile
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Voir d’autres oeuvres de Max Weber.

et Marsden Hartley (1877-1943) proche de l’expressionnisme allemand dans son style.


Marsden Hartley paysage n°26 1910 huile sur toile 30.5 × 30.5 cm
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Voir d’autres oeuvres de Marsden Hartley.

En 1913 une exposition géante très célèbre, a été organisée par l’association des peintres et sculpteurs américains dans les locaux de l’armurerie de la garde nationale, pendant un mois à New York. L’exposition a circulé ensuite à Chicago et à Boston.


Photographie montrant l’Armory Art Show à New York en 1913
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On y trouvait Courbet, Delacroix, Toulouse-Lautrec, des impressionnistes, des fauvistes, des cubistes, Brancusi, et quelques peintres réalistes américains comme Stuart Davis et Charles Sheeler. Parmi les œuvres déroutantes se trouvaient : Brancusi et le nu descendant l’escalier de Marcel Duchamp, peinture cubo-futuriste, qui avait été refusée à Paris, et qui lui vaudra d’être adopté par l’avant-garde New Yorkaise.


Marcel Duchamp nu descendant un escalier 1912 huile sur toile 147 x 90 cm
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Parmi les 250 000 visiteurs de cette exposition, le président Théodore Roosevelt a déclaré : “Ce n’est pas de l’art !”.

Cette exposition controversée marque cependant la première pénétration de la peinture moderne auprès du public américain.

En 1916 des artistes américains qui s’étaient formés à Munich reviennent à New York et exposent ce qu’ils appellent le synchronisme, très influencé par l’orphisme de Delaunay. Voir l’exposition des « synchronistes » de Munich en 1916.


1916, exposition des « Syncronistes » revenus de Munich Morgan Russel et Stanton Mac Donald Wright
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Comme eux, de nombreux peintres américains allaient en Europe (surtout en France) prendre contact avec l’Art Nouveau. Ainsi après la guerre Charles Demuth et Joseph Stella traduisent la vie industrielle dans des styles influencés par le cubisme et le futurisme.


Joseph Stella, the Brooklyn Bridge 1919 huile sur toile 215,3 × 194,6 cm
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De leur côté, les peintres figuratifs des années 20 s’efforçaient de montrer l’Amérique quotidienne, ce fût-ce qu’on appela l’american scene school,
Charles Sheeler (1883-1965),


Charles Sheeler, gratte ciels 1922 huile sur toile 50.8 × 33 cm
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C’est dans ce con texte que l’on découvre les premiers Hopper, Edward Hopper (1882-1967)


Edward Hopper, jeune fille à la machine à coudre 1921 huile sur toile 48.3 × 46 cm
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Voir également :
La maison près de la voie ferrée 1925.
Automat 1927.

1929, la crise économique et la grande dépression

La crise économique de 1929 a vu s’épanouir un style protestataire dénonçant l’état social. Ben Shahn, (né en Lituanie). En 1938, il a créé une série de peintures intitulée « Unemployed » (Chômeurs soucieux, découragés et désœuvrés), qui faisait partie de son engagement envers le mouvement artistique du réalisme social.


Ben Shahn, Unemployed, 1938 huile sur toile 48.3 × 46 cm
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Voir également :
Scotts Run West Virginia, 1937 huile sur toile 57 X 72 cm.
Years of dust 1937.

Thomas Hart Benton, (1889-1975)
Il peint des paysans dans une campagne pauvre.


Thomas Hart Benton, ferme huile sur toile
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Alexander Brook, (1898-1980).


Alexander Brook Black and White, 1941, huile sur lin, 3.8 x 71.1 cm
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Reginald Marsh, (1898-1954).


Reginald Marsh Why not use the L ?, 1930
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Ce sont des peintures d’une facture tout à fait classique mais qui traitent de la dure réalité du prolétariat américain.

Grant Wood, (1891-1942)


Gant Wood, femme aux plantes 1929 huile sur bois 50 x 45 cm
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Voir également :
Les filles de la révolution 1932.

William Gropper, (1897-1977)
Dans un style plus enlevé, plus caricatural.


William Gropper, tailleur 1940 huile sur toile 51 x 67 cm
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Il a réalisé une série très connue sur le Sénat.
The senate, 1935
The opposition 1942
Gropper était en relation avec Georg Grosz qui avait quitté l’Allemagne, on sent la même communauté d’esprit, ironique et caricatural.

Alexander Hogue (1898-1994).


Alexander Hogue, drouth Survivors, 1936 huile sur toile 76,5 x 122 cm
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Voir La peinture américaine des années 30 s’expose à Paris

Quelques jours après le Jeudi Noir à Wall Street, qui a marqué le début de la Grande Dépression, le MoMA a ouvert ses portes le 7 novembre 1929. Les débuts furent modeste, à l’initiative de trois femmes Abby Rockefeller, la femme de John Rockefeller Jr, et deux de ses amies mécènes progressistes, qui souhaitaient un musée dédié à la promotion de l’art moderne européen et à la création contemporaine américaine. Elles ont convaincu un riche banquier de les soutenir. Hébergé au début dans 6 salles de bureau louées sur la 5e Avenue, le MoMA actuel a été inauguré en 1939, un bâtiment en acier et verre dans le style initié par le Bauhaus qui contraste avec les immeubles voisins.


1929 – 1939, ouverture du MoMA (Museum of Modern Art)
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Le MoMA tel que l’on peut le voir aujourd’hui :
Cours intérieure.
Rodin Balzac
Van Gogh, la nuit étoilée
Le Douanier Rousseau, le rêve
Toulouse Lautrec, la Goulue au Moulin rouge
Picasso, les demoiselles d’Avignon

Le premier directeur Alfred Barr affiche la volonté pédagogique du musée. Ainsi l’une des toutes premières expositions proposées dès 1929 présentait les peintures de 19 américains vivants. Là se côtoyaient les peintures mélancoliques de Hopper,


Edward Hopper, Night Windows, 1928 huile sur toile 73.7 x 86.4 cm
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Voir également Shop Suey
Ce sont des peintures d’une facture tout à fait classique mais qui traitent des problèmes de la société américaine de l’époque.

Les peintures précisionnistes de Charles Demuth, (1883-1935)


Charles Demuth, Lancaster, 1921 huile sur toile 62.86 x 2.86 cm
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De style un peu post cubiste.

Les arabesques végétales de Georgia O’keeffe (1887-1986)


Georgia O’keeffe 1926 black iris huile sur toile 91.4 × 75.9 cm
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et le provincialisme de Grant Wood (1891-1942).


Grant Wood, American Gothic, 1930 huile sur toile 62.86 x 2.86 cm
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En 1935, le Federal Art Project a été initié par le gouvernement dans le cadre du New Deal pour stimuler la création d’emplois dans le monde de l’art. Sans distinction de style, les artistes ont été soutenus financièrement pour réaliser des peintures, des affiches, des décorations murales pour les bibliothèques, des écoles, des hôpitaux… Des centaines d’artistes ont ainsi échappé à la misère. Ainsi Arshile Gorky (1904_1948) par exemple (d’origine russe) qui était l’un des premiers artistes américains à réaliser des peintures abstraites, s’était vu confier la réalisation d’une fresque pour l’aéroport de Newark,


Arshile Gorky Fresque pour l’aéroport de Newark
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C’est également dans ce contexte que le jeune Jackson Pollock a été l’assistant de Siqueiros. David Alfaro Siqueiros (1896-1974), révolutionnaire et communiste convaincu, est un muraliste mexicain qui en 1936 luttait contre la guerre et le fascisme. A New York en 1936, alors qu’il avait Pollock comme assistant, il a peint un suicide collectif, dans un style mêlant figuration et abstraction, qui évoque la violence des colons espagnols envers les Mexicains, mais parle des violences de la guerre en général.


David Alfaro Siqueiros, collective suicide 1936
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Les détails sont plus réalistes : détail 1, détail 2 une armée précipite des gens dans le vide.


Siqueiros et Pollock (à droite), 1936
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En tant qu’assistant dans son atelier, Pollock est à droite sur la photo et Siqueiros au milieu. A l’époque il peignait ceci :


Jackson Pollock, Going West 1934-35 huile sur toile 38.3 x 52.7 cm
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Voir également : Landscape with Steer 1936.

Dans un style assez, proche 3 ans auparavant, Diego Rivera (1886-1967), l’autre muraliste mexicain, avait dans le cadre d’une commande pour le Rockefeller Center de New York, peint une fresque explicitement communiste qui avait été presque aussitôt détruite.


Diego Rivera, fresque pour le Rockefeller Center, 1933
l’homme à la croisée des chemins envisageant avec espérance le choix d’un avenir meilleur

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En effet, la politique dans les années 30, divise les Américains. En 1935 le 7e congrès du Komintern à Moscou avait proposé une alliance entre les intellectuels de tous pays pour empêcher que les artistes et la classe moyenne ne basculent entre les mains des fascistes. En France, on adhère, et ce sera la politique du Front populaire, à laquelle souscrit Picasso. Aux États-Unis on est du côté de l’administration Roosevelt, des travailleurs, des noirs, de la classe moyenne et des victimes de Hitler. Jusqu’en 1939, au gré des événements qui se produisent en union soviétique, des écrivains et peintres américains se démarquent de Moscou, d’autres lui restent fidèle mais sont tentés par la voix antistalinienne que propose Trotski, depuis son exil à Mexico.


Diego Rivera, Léon Trotski, André Breton en 1938 à Mexico
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En 1938 Trotski publie un article qui paraît dans Partisan Review sous le titre l’art et la politique. “L’art révèle le besoin de l’homme d’une vie harmonieuse et complète, besoin essentiel dont la société de classe l’a privé. Toute nouvelle tendance de l’art commence par la rébellion. L’art est la partie la plus complexe de la culture, la plus sensible et en même temps la moins protégée du déclin et de la décadence de la société bourgeoise.” Cet article fait une grosse impression sur les intellectuels américains. Trotski finira par être assassiné sur l’ordre de Staline à Mexico.
Pendant ce temps, les expositions du MoMA, loin de ces polémiques, se concentrent sur la mission de transmission de l’art moderne. En 1936 cubisme et art abstrait, en 1937 Dada et le surréalisme.