Le miroir dans l’art moderne et contemporain

Instrument essentiel à la réalisation des autoportraits avant la photographie, le miroir dans la peinture a été longuement utilisé pour évoquer les notions de narcissisme, d’éphémère, de connaissance, de précision, de méditation philosophique.
Mais avant tout, le miroir ouvre l’espace du tableau, interrogeant le pouvoir mimétique de la peinture.
Qu’en est-il chez les modernes qui refusent l’illusionnisme ? Les contemporains qui se sont emparés de miroirs réels se situent ils encore dans la tradition ?
Nous tenterons de réfléchir en images à ces nombreuses questions.

Intervenante : Agnès Ghenassia


Objet anthropologique qui a accompagné tous les âges de l’humanité, le miroir est au cœur de l’esthétique classique de la mimesis (la ressemblance au réel), d’où l’engouement des artistes et la fascination des poètes et des philosophes pour ce sujet.
Pour mieux saisir en quoi les modernes s’inscrivent encore dans la tradition et comment les contemporains, pour la plupart, attribuent au miroir de nouvelles fonctions qui rompent avec l’illusion mimétique, je vais vous proposer un va-et-vient entre classique, moderne et contemporain.

Grâce au miroir, le jeune enfant prend conscience de son individualité et il apprend à apprivoiser son image.


Le Caravage Narcisse 1597–1599 huile sur toile 113.4 × 94 cm Galerie nationale d’Art ancien, Rome
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Le mythe fondateur de Narcisse, qui découvre pour la première fois son image en miroir dans un plan d’eau, est essentiel, car Narcisse meurt, justement, de n’avoir pas fait “l’expérience du miroir” (analysée par Lacan) car il ne se connaît pas lorsqu’il découvre son reflet, il le prend pour celui d’un autre. Le mythe tel que le raconte Ovide dit que lorsque qu’enfin il comprend que c’est lui, il pleure, ses pleurs troublent la surface de l’eau et rendent l’image déformée, donc d’autant plus insaisissable. Enfin, à la Renaissance, Alberti affirmait que Narcisse est à l’origine de la peinture : “La peinture est-elle autre chose que l’art d’embrasser ainsi la surface d’une fontaine ?

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1 – Le plan d’eau comme miroir

Sir Edward Burne-Jones le miroir de Vénus 1875


Sir Edward Burne-Jones le miroir de Vénus 1875 huile sur toile 120 × 200 cm Musée Calouste Gulbenkian Lisbonne
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Le peintre reprend le thème du plan d’eau comme miroir. Vénus, apparemment entourée de neuf femmes, est en réalité peinte dix fois, sans doute en prenant pour modèle la compagne du peintre préraphaélite.

Salvador Dali, “La métamorphose de Narcisse” 1937. Dali a lu Ovide à la lumière des écrits de Freud, et il fonctionne par associations, analogies et déplacements. La tête de Narcisse se fond dans l’image du bulbe dont la fleur va éclore.


Salvador Dali la métamorphose de Narcisse, 1937 huile sur toile 51,1 × 78,1 cm Tate modern Londres
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Cette toile est celle que Dali a emportée en 1938 pour son rendez-vous avec Sigmund Freud à qui il voulait prouver qu’il était un fidèle disciple. Plastiquement, quelles que soient les inventions “daliniennes”, on remarque que l’oeuvre reste fidèle à l’opposition classique entre le soi-disant réel peint, et le reflet qui est peint lui aussi.

Ce n’est pas le cas lorsqu’une contemporaine, Yayoi Kusama, s’empare de ce thème très différemment. “Narcissus Garden” est composé de 1 300 boules miroitantes qui flottent sur un plan d’eau.


Yayoi Kusama Narcissus Garden
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Ces boules miroir d’une trentaine de centimètres reflètent à l’infini l’image du spectateur, ce qui paradoxalement annule tout narcissisme et marque à la fois notre présence et notre finitude par la dispersion. La dilution du “moi” est au cœur du travail de Kusama (sur la dernière image c’est elle qui flotte au milieu de son installation).
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Le vidéaste américain Bill Viola s’est, par deux fois, appliqué à actualiser le mythe de Narcisse en le réinterprétant.


Bill Viola the reflecting pool

Dans “the reflecting pool” en 1977-79 (une vidéo d’environ 12 minutes) on voit un homme (lui-même) debout au bord d’une piscine, son image apparaît en reflet symétrique dans l’eau. Au bout de quelques minutes, il va plonger et son corps se replie alors en position fœtal, suspendu en l’air, sans reflet. Puis ce corps replié se fond dans le paysage environnant et disparaît. L’eau s’agite, on cherche un reflet qui tantôt apparaît tantôt disparaît. Enfin l’homme debout réapparaît brièvement, il tourne le dos et s’éloigne.

Dans “Surrender” 2002, deux écrans plasma, montés verticalement sur un mur, deux figures se font face, symétriquement l’une est un homme, l’autre une femme.


Bill Viola surrender 2002
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Leur expression est anxieuse. Ils se penchent l’un vers l’autre, en effleurant la surface de l’eau avec leur tête. Puis ils se redressent en pleurant. Leurs larmes troublent la surface de l’eau, et on prend conscience alors seulement que les deux silhouettes étaient des reflets.

Quand, en 2008, Ernest Pignon-Ernest a dessiné la grande série des extases qui est consacrée aux grands mystiques dont les corps en souffrance rêvaient en quelque sorte se dématérialiser, il a présenté ses dessins sur de grands papiers enroulés se reflétant sur un sol miroir.


Ernst Pignon-Ernest les extases 2008
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Le plan d’eau miroir lié à l’idée de la perte de soi-même, c’est donc bien quelque chose qui est lié au mythe de Narcisse.

Venons en maintenant à l’objet miroir

2 – L’objet miroir

Les premiers miroirs en usage au 15e siècle étaient convexes (on ne savait pas, à l’époque, réaliser des miroirs plan). Ces miroirs ouvrent sur un espace hors-champ dans la peinture, ils témoignent de la virtuosité des artistes, et permettent des effets d’anamorphose.

Van Eyck les époux Arnolfini 1434 atteint un sommet de perfection dans le travail des détails que permettaient, pour la première fois, la peinture à l’huile.


Van Eyck les époux Arnolfini 1434 huile sur toile 82,2 × 60 cm National gallery Londres
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Cette œuvre dans laquelle les éléments du réel sont tous chargés de significations symboliques, représente une scène de fiançailles, pour laquelle les Arnolfini avaient demandé au peintre de fixer cet instant. D’où la signature très apparente « Johannes de Eyck fuit hic 1434 » que l’on peut traduire comme : “Jan Van Eyck fut ici en 1434.”. En dessous, un miroir convexe montre la scène vue à l’envers, les époux de dos et l’image du peintre témoin. Le miroir joue son rôle d’oeil enregistreur du réel qui révèle alors un hors-champ de la scène peinte.

Pétrus Christus Saint-Éloi orfèvre 1449 (MET New York). Élève de Van Eyck, le peintre flamand a lui aussi placé un miroir convexe dans l’atelier de l’orfèvre, de telle manière que l’on puisse y voir deux personnages dans la rue (des clients ou de simples curieux) qui regardent la même scène que nous.


Petrus Christus, saint Eloi orfèvre 1449 huile sur toile 81,1 × 85,8 cm Metropolitan Museum of Art, New York
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La mission du miroir, là aussi, et d’agrandir le point de vue ou plutôt d’en d’offrir un autre.
L’homme assis au centre est Saint-Éloi, le patron des Orfèvres. Il est en train de peser l’anneau de mariage qu’il vient de confectionner pour le couple présent à ses côtés.
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Quentin Metsys le prêteur et sa femme 1514 (musée du Louvre).


Quentin Metsys le prêteur et sa femme 1514 huile sur toile 71 x 67 cm Musée du Louvre
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A première vue c’est une scène de genre typique témoignant de la richesse d’Anvers au 16e siècle. Devant le changeur occupé à peser une pièce d’or, des pièces françaises, italiennes, allemandes et anglaises, et comme l’homme est aussi prêteur, sont posés devant lui des perles, des bagues, des objets en cristal.
Au tout premier plan, un miroir rond bombé reflète une partie de la pièce qui échappe à l’œil du spectateur, un homme en rouge lit à côté d’une fenêtre donnant sur la ville.
Mais la femme, à ses côtés, tient un livre de prières dont une page présente une Vierge à l’Enfant : il s’agit donc pour le peintre d’engager en même temps une réflexion sur les richesses de la ville d’Anvers et sur la vanité des biens terrestres.
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Le parmesan, autoportrait au miroir 1524


Le parmesan, autoportrait au miroir 1524 Huile sur panneau convexe 24,4 × 24,4 × 24,4 cm
Musée d’Histoire de l’art de Vienne

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C’est une miniature, un très petit format, dans lequel l’outil de l’artiste, sa main, est très agrandie par l’effet d’anamorphose du miroir convexe.

Mark Gertler (peintre anglais 1891-1939) nature morte avec autoportrait 1918.


Mark Gertler, nature morte avec autoportrait, 1918 Huile sur toile 50,8 x 40,6 cm
Musée d’Histoire de l’art de Vienne

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Dans un miroir convexe disposé au mur derrière la nature morte, apparaît le peintre dans son atelier, dont l’image avec un certain d’humour, semble menacée par le japonais dessiné sur une estampe

Maurits Cornelis Escher, la main tenant un miroir sphérique 1934


Maurits Cornelis Escher, la main tenant un miroir sphérique 1934 Estampe, lithographie sur papier vélin avec couche argentée 43,5 × 25 cm Musée des beaux-arts du canada, Ottawa
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C’est aussi un autoportrait du graveur qui apparaît dans cette boule miroir.

Les artistes contemporains exploitent aussi les déformations dues aux miroirs convexes ou concaves, mais dans la présentation directe et non plus dans la représentation.

Piotr Kowalski, identité 1972


Piotr Kowalski, identité n°2 1972 Néon, acier, miroir, bois laqué 85 x 300 x 200 cm centre Pompidou Paris
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Trois cubes aux arêtes de néon sont alignés au sol : un gros, un moyen et un petit. En face, contre le mur sont disposés trois miroirs ronds de même taille. Les reflets des trois cubes paraissent égaux dans les miroirs, dont les courbures diffèrent et ont été très précisément calculées pour annuler les différences de taille des cubes.
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Vladimír Škoda est un sculpteur français né à Prague en 1942. Il crée des miroirs dans lesquels on ne se retrouve pas, on s’égare et là où l’on s’attend à se voir, c’est une anamorphose du monde qui s’impose.
Passionné de mathématiques et de physique il a par exemple rendu hommage au physicien Léon Foucault qui a mis en évidence la rotation de la Terre. Avec Galileo Galilei (2004) qui montre une sphère dorée suspendue à un fil qui oscille d’avant en arrière face à un miroir concave également de couleur or. Par ce mouvement pendulaire qui symbolise le temps, on voit tantôt le monde réfléchi à l’envers, tantôt on ne voit rien que des tâches informes.
Dans Kora, on éprouve un vertige qui de temps en temps évoque les trous noirs dans l’espace (on voit des reflets puis des espaces noirs).


Exposition Vladimír Škoda 2018

Voir d’autres oeuvres de Vladimír Škoda.

Anish Kapoor (né en 1954), lui aussi, exploite les propriétés déformantes des miroirs convexes et concaves.


Anish Kapoor, Turning the World Inside Out II, 1995 Bronze chromé 180 × 180 × 130 cm
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Avec “Turning the world” le regard est happé en profondeur, entraîné vers le vide. Michael Fried (historien d’art) appelle ces miroirs, des miroirs “absorbants”. Ce type de miroir neutralise le pouvoir familier des miroirs dits narcissiques.

Voir également :
Halo (2006) est un miroir ovale monumental, plissé comme un éventail devant lequel nous faisons l’expérience du morcellement de notre image.
Tsunami 2018


Anish Kapoor, Sky Mirror 2001
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Sky Mirror 2001 est un miroir concave reflétant le ciel. Ici, une version en 2006 au Rockefeller Center de New York. Il sert de réceptacle à la voûte céleste, qui semble toucher le sol.

Il y a également des oeuvres monumentales comme Cloud gate qualifié de haricot géant (Bean) déforme le panorama du ciel et de la ville. Installé à Chicago dans le Millennium Park, il marque comme son nom l’indique, un seuil entre notre monde et celui du ciel. Il est composé de 168 plaques d’acier inoxydable soudées : 10 mètres de haut 20 x 13 mètres au sol et 20 millions de dollars.

Les miroirs plan on été véritablement performants à partir du XVIIe siècle (galerie des glaces à Versailles). Ces miroirs laissent apparaître un hors-champ ou redoublent la vision de l’espace et complètent la géométrie de la composition.

Impossible de ne pas évoquer Velasquez


Diego Velasquez, les ménines 1656-1657 huile sur toile 320 × 276 cm musée du Prado Madrid
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Dans “Les ménines” 1656 1657 il joue ici habilement avec nous spectateur, qui face à ces regards et ces gestes en suspens, avons le sentiment d’être regardé par le peintre, par l’infante Marguerite, par la Ménine à droite et par la naine, ainsi que par l’homme dans l’embrasure de la porte à l’arrière, et c’est dans un second temps que la présence du miroir nous fait comprendre que tous ces personnages regardent le couple royal, qui pose, à notre place en face de Vélasquez. Les parents de Marguerite, Philippe II et Marianna floutés par leur reflet dans le miroir sont le sujet essentiel de l’œuvre. (voir le formidable de commentaire de Michel Foucault, de philosophe dans les mots et les choses en 1966).
En même temps, plastiquement, le rectangle du miroir vient redoubler les innombrables rectangles dont l’image est composée.

C’est ce que l’on observe chez les peintres flamands, qui organisent l’espace géométriquement avec des enfilades de porte par exemple.

Emmanuel de Witte, peintre hollandais avec intérieur avec femme jouant du virginal vers 1660.


Emmanuel de Witte, intérieur avec femme jouant du virginal vers 1660 huile sur toile 77,5 × 104,5 cm Boijmans Van Beuningen Rotterdam
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Il excelle dans l’organisation d’espace en perspective ici l’ouverture vers l’arrière donne sur une cuisine où s’affaire une servante. Le miroir reflète simplement la tête inclinée de la jeune femme.

Vermeer, dans la leçon de musique (1662-65) utilise aussi un miroir pour nous montrer le visage de la jeune femme qui nous tourne le dos.


Johannes Vermeer la leçon de musique 1662 huile sur toile 64,5 × 73,3 cm Palais saint James Londres
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Certains commentateurs disent que son visage est plutôt tourné vers la droite en direction de l’homme.

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Au 19e siècle Ingres a régulièrement peint un miroir derrière ses portraits de commande.

Madame de Senonnes (1814)


Jean Auguste Dominique Ingres, portrait de madame de Sennones 1814 huile sur toile 106 x 84 cm Musée des beaux arts de Nantes
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Voir également :
Portrait de madame Moitessier (1856) huile sur toile 120 x 92 cm National gallery Londres.
Ce dispositif enrichit la peinture d’un effet illusionniste de profondeur de champ, et lui permet d’associer au portrait en lumière, un portrait flouté dans la pénombre.

La rupture est importante avec les peintres modernes qui refusent l’illusion de la profondeur, au profit de l’affirmation de la planéité du tableau. Mais cela ne les empêche pas d’utiliser le miroir comme un élément de décor.

Ainsi Matisse intérieur aux aubergines 1911.


Henri Matisse intérieur aux aubergines 1911
Peinture (détrempe à la colle) 212 x 246 cm Musée des beaux arts de Grenoble

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Il insère dans ce grand patchwork de motifs, un miroir au sol, à gauche, dans lequel se reflètent des éléments de la table, mais ce miroir n’ouvre pas sur un espace profond, pas plus que le paravent qui masque la salle de bain ou la fenêtre qui ouvre sur le jardin, tout est sur le même plan.

De même Bonnard a utilisé fréquemment un miroir comme un tableau dans le tableau, mais dont le reflet permet d’apercevoir le corps de Marthe ou le sien, sans qu’ils apparaissent au premier plan comme le sujet de la peinture.


Pierre Bonnard la table de toilette, 1908
Peinture (détrempe à la colle) 212 x 246 cm Musée des beaux arts de Grenoble

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Voir également :
Intérieur 1913 huile sur toile 54 x 64 cm collection particulière.
Miroir au dessus d’un lavabo, 1908 huile sur toile 97 x 120 cm
Table de toilette avec bouquet jaune et rouge 1913 huile sur toile, 123,8 × 116,7 cm Museum of Fine Arts of Houston.
La table de toilette comme sujet central, avec une vue fragmentée dans le miroir, c’est une façon d’évoquer discrètement l’intimité

Leonardo Cremonini (1925-2010) est un peintre italien. D’abord élève de Morandi à Bologne, il s’est installé à Paris en 1950. Il aimait les espaces géométriquement épurés et les jeux de lumière. Comme chez Bonnard, la présence de miroirs (souvent ronds chez lui) permet d’insérer des fragments de corps, donc une sensualité … et d’imaginer des scénarios.


Leonardo Cremonini les sens et les choses 1968 acrylique sur toile 195 x 195 cm
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Voir également :
Alle spalle del desiderio 1966 Technique mixte, lithographie, collage, bandes de bois en couleurs 99 x 75 cm.
Le soleil dehors dedans 1974 huile sur fond lithographique
Les indiscrétions d’une chambre 1971 huile sur toile 130 x 195 cm