Sculpture moderne 1 : Auguste Rodin et Camille Claudel la question du socle et le réemploi des fragments

Rodin a produit une œuvre dont l’aspect inachevé et fragmentaire rompant avec la sculpture officielle de son temps a ouvert les portes du XXème siècle. Son admiration pour Phidias et Michel-Ange, loin d’être servile, l’aidait à répondre à des questionnements très contemporains et ses recherches ont fait de lui un pionnier en matière de réemploi des formes par assemblage, répétition, fragmentation, agrandissement. Scénographe de son propre travail, il a envisagé de façon originale la question du socle en négligeant les conventions d’usage. Camille Claudel, qui fut un temps sa collaboratrice, sa maîtresse et sa muse, a laissé des œuvres puissamment expressives qui démontrent son talent et son indépendance stylistique. Il ne fait aucun doute que leur travail à tous deux a contribué à nourrir celui des sculpteurs modernes et contemporains.

Intervenante : Agnès Ghenassia

Auguste Rodin est un immense artiste dont les expérimentations et les recherches ont bouleversé la tradition de la sculpture au XIXème siècle. Camille Claudel, est une artiste très douée dont la vie a été marquée par sa rencontre avec Rodin et qui a connu une destinée tragique. Il est incontestable que l’époque, ne permettait guère aux femmes artistes de s’épanouir.
Rodin est né en 1840, la même année que Monet, dans un quartier pauvre de Paris, de parents modestes. Élève médiocre, mais très doué pour le dessin (il s’y entraînait en faisant des copies au Louvre). Sa première sculpture connue est un buste de son père, Jean-Baptiste Rodin (1860) qu’il avait modelé en argile et dont on a, plus tard, réalisé un bronze. Le jeune Rodin, a 20 ans, lorsqu’il va tenter l’admission à l’école des Beaux-Arts de Paris où il échoue trois fois. Sa carrière va donc se jouer hors des circuits officiels. Le décès successif de sa sœur (de la variole) et de deux autres petites sœurs mortes en bas âge accablent la famille, au seuil de la pauvreté. Il entre alors, en pleine crise mystique, comme novice dans un ordre religieux, mais très vite le Révérend Père Eymard, le fondateur de l’ordre, a compris que cette vocation n’était liée qu’au chagrin et il l’a poussé vers sa véritable passion, la sculpture, et a accepté de poser pour lui.


Auguste Rodin, portrait du père Eymard (1863) Bronze 59,3 cm x 29 cm x 29,2 cm
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Il a posé pour son portrait en 1862.


Le Père Eymard, celui qui a mené Rodin de l’ombre à la lumière

En 1864, Rodin rencontre celle qui sera la compagne de sa vie, Rose Beuret, 20 ans, qui faisait des travaux de couture. Presque illettrée, elle avait une beauté un peu sauvage et une allure originale, que Rodin a cherché à traduire dans son portrait sculpté intitulé « mignon », du nom d’une héroïne de Goethe.


Auguste Rodin, Mignon (1868-70) photos marbre et bronze
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Précisons que Rodin ne savait pas tailler le marbre, mais qu’il était virtuose dans le modelage de l’argile. Des praticiens spécialisés réalisaient ensuite les versions en marbre et en bronze. Rodin réalise des terres cuites dans le goût de l’époque, comme cette jeune fille au chapeau fleuri (1865).

En 1866, nait un fils, Auguste Beuret (qui n’a reçu de son père que son prénom), et qui lui inspirera quelques groupes mère enfants un peu mièvres. Il fait poser aussi Rose pour la Bacchante.


Auguste Rodin, la Bacchante 1874

Ce sont des travaux alimentaires.

Pour avoir une certaine sécurité financière, il entre comme collaborateur dans l’atelier d’un sculpteur en vogue Albert Ernest Carrier-Belleuse dont il a réalisé le buste en 1862 et pour lequel il modèle des figures que Carrier-Belleuse signe de son nom.


Auguste Rodin, la vasque des Titans (1876) version argile et version céramique
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Exemple « la vasque des Titans » (1876), très inspirée des Nus de Michel-Ange.

Carrier-Belleuse ayant transféré son atelier en Belgique en 1870, Rodin le suit à Bruxelles où il reste 7 ans, et où Rose l’avait rejoint. En 1875 l’homme au nez cassé fut sa première sculpture acceptée au salon à Paris.


Auguste Rodin, l’homme au nez cassé (1875) marbre 58 cm x 41,5 cm x 23,9 cm
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Il avait donné à ce portrait l’allure d’un Socrate. Voir un détail.

Cette année-là, il découvre l’Italie et en particulier il est enthousiasmé par Michel-Ange à Florence. Voir ses feuilles de croquis, vers 1871-1877. C’est pourquoi, dès son retour, il réalise une étude de nu grandeur nature, la première sculpture qui va faire parler de lui ; il l’avait d’abord appelée le vaincu, puis l’homme qui s’éveille, et finalement l’âge d’airain en référence au troisième âge de l’humanité décrit par Hésiode, le poète grec. Le personnage symbolise l’éveil douloureux de la conscience individuelle.


Auguste Rodin, l’âge d’airain 1875 – 77 Fonte H. 180,5 cm ; L. 68,5 cm ; P. 54,5 cm
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Rodin fut accusé d’avoir moulé le corps sur nature, et la critique fut féroce. Très affecté, Rodin fournit un dossier de preuves, montrant les photos du modèle, un jeune soldat belge (Auguste Neyt) qui avait témoigné avoir posé pour lui et il fut finalement innocenté et l’âge d’airain fut acquis par l’Etat en 1880. Mais l’artiste est resté profondément blessé par cette calomnie et dit-il : “Je résolu alors de modeler les personnages plus petits que leurs dimensions naturelles, ceci afin de prouver une fois pour toute que j’étais capable de modeler en m’inspirant de la nature, aussi bien que d’autres sculpteurs”.
Voir un commentaire du musée d’Orsay :


Auguste Rodin, l’âge d’airain Commentaire d’Antony Gormely

Voir un commentaire (musée Rodin).

En 1879-1880 Saint-Jean-Baptiste est né de la rencontre de Rodin avec un paysan italien venu poser pour lui à l’allure un peu illuminé comme un mystique.


Auguste Rodin, Saint-Jean-Baptiste 1879-1980, 204 cm, et le modèle Pignatelli
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Il obtient la mention honorable au salon de 1880, c’est une reconnaissance officielle. Plus grand que nature pour faire taire ses détracteurs (2,08 m de hauteur).
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La porte de l’enfer 1880-1884-1900-1926 – « un réservoir de formes »

En 1880, le secrétariat des Beaux-Arts lui passe commande d’une porte de bronze pour l’entrée d’un futur musée des Arts décoratifs. La commande précise : « Un bas-relief représentant la Divine Comédie de Dante« . C’est sa première reconnaissance par l’État ! Bien sûr, le modèle historique du genre, c’était la porte du Baptistère de Florence réalisée par Lorenzo Ghiberti au début du 15e siècle dont les panneaux représentent des scènes de l’Ancien Testament. Ces gravures sont célèbres parce que ce fut la première utilisation de la perspective en sculpture.
Les premières ébauches réalisées par Rodin reprennent la structure compartimentée des vantaux, comme à Florence, mais Rodin, qui se plonge dans la lecture de La Divine Comédie, abandonne vite cette idée pour deux battants à panneau unique, montrant une gigantesque chute des damnés, plus proche de la puissance poétique de Dante.

Pendant toute la durée de son travail, l’État fournit à Rodin des espaces ateliers au dépôt des marbres rue de l’Université.
En 1881, il reçoit la commande supplémentaire de deux statues destinées à accompagner de part et d’autre la porte : Adam et Eve.


Auguste Rodin, Adam 1880-1881
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Adam 197 cm de haut a un geste de la main très inspiré par l’Adam de Michel-Ange dans la chapelle Sixtine, mais il a le bras dirigé vers le sol, montrant la terre.
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Auguste Rodin, Eve 1881
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Eve fait le geste de protéger honteusement sa nudité, comme celle de la fresque de Michel-Ange Adam et Eve chassés du paradis.
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L’Adam donna à Rodin l’idée des trois ombres installées au sommet de la porte en multipliant 3 Adam orientés de façon différente et penchés vers la scène qui se joue en dessous. L’ensemble souligne les vers du champ III de l’Enfer de Dante : “Vous qui entrez abandonnez tout espérance”.


Auguste Rodin, les trois ombres 1881
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Voir d’autres images (musée Rodin).

Parallèlement, Rodin a multiplié les dessins mêlant plume, lavis d’encre de chine et gouache que lui inspiraient ses lectures de la divine comédie.
En 1884, les moulages des différentes parties de la porte furent assemblés. La version en bronze ne sera réalisée qu’en 1926, 9 ans après la mort de Rodin. Au fur et à mesure de son élaboration, le ministère des Beaux-Arts, qui finançait régulièrement le travail de l’artiste, en vint à la conclusion que ce sera un chef-d’œuvre autonome, même si la construction du musée des Arts décoratifs était sans cesse repoussée. Ainsi la porte devint la matrice de quantité d’œuvres autonomes qui ont fait la notoriété de Rodin, dans différentes versions en marbre ou en bronze et à différentes échelles.

La porte se compose de cinq parties : deux vantaux, deux pilastres et un tympan horizontal (6 m de haut, 4 m de large, 94 cm d’épaisseur). Rodin y a disposé près de 200 figures, dont beaucoup sont en haut-relief. Dans le cadre de la porte, ses personnages ont une justification : le péché, la damnation, le jugement dernier, mais pris séparément ils peuvent prendre d’autres significations, allant jusqu’à celles que ses détracteurs jugeaient indécentes.
Ainsi, au centre du tympan, le penseur, un homme nu, assis, semble contempler les groupes des damnés à ses pieds.


Auguste Rodin, le penseur
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Pour Rodin, ce n’est pas un rêveur, c’est un créateur. Agrandi, il est devenu un élément de la culture universelle. Il en existe 21 à répartis à travers le monde. En 1906, il a été inauguré devant le Panthéon ouvrant la voie à de nombreuses caricatures.
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A droite du penseur, sur le tympan, une femme penchée en avant se tient la tête, c’est la méditation.


Auguste Rodin, la méditation
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Voir d’autres vues (musée Rodin).
Rodin en a fait une sculpture autonome, puis un jour, pour l’intégrer à son monument à Victor Hugo, il l’a privé de ses bras et de son genou et l’a appelée “la voie intérieure”, qui elle aussi, est devenue une œuvre autonome. La vue de détail permet de voir que Rodin ne cherchait pas à dissimuler les traces du moulage sur le plâtre et, au contraire, il conservait les coutures.

Entre le tympan et le vantail gauche, le personnage de l’homme qui tombe, a été lui aussi largement ré-exploité.


Auguste Rodin, l’homme qui tombe
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D’abord, dans le pilastre de droite, où il réapparaît portant à bout de bras une femme accroupie. Indépendante, cette sculpture deviendra “je suis belle”, d’après les vers de Baudelaire dans “la beauté”.
je suis belle au mortel comme un rêve de pierre
et mon sein, ou chacun s’est meurtri tour à tour,
est fait pour inspirer au poète l’amour
éternel et muet ainsi que la matière…

… et “la femme accroupie” est elle aussi devenue une sculpture autonome.


Auguste Rodin, femme accroupie
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Parmi les damnés de la porte, une figure masculine cambrée dans un geste d’épouvante est devenue “l’enfant prodigue”, qui revient suppliant auprès de son père.


Auguste Rodin, femme cambrée
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Dans la porte (vantail gauche) la même silhouette s’accroche à une figure féminine. Indépendant, le groupe est devenu “Fugit amor”, qui a été décliné en marbre et en bronze.


Auguste Rodin, Fugit amor marbre
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Le même groupe, présenté verticalement, a été associé à une autre figure féminine, “l’éveil”, qui est aussi décliné de façon autonome.


Auguste Rodin, l’éveil
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Sur le vantail de gauche, une scène tragique montre Ugolin et ses enfants. Dans la Divine Comédie, Ugolin est un comte, accusé de trahison et emprisonné avec ses fils et petit-fils dans la tour de Pise où tous moururent de faim. La légende raconte qu’avant de succomber, Ugolin mangea la chair de ses enfants morts. C’est cela que Rodin évoque en montrant Ugolin penché sur ses enfants. Le groupe est devenu une sculpture autonome.


Auguste Rodin, Ugolin et ses enfants
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Juste en dessous d’Ugolin, Paolo et Francesca, c’est Paolo Malatesta et Francesca de Rimini épris l’un de l’autre (Francesca épousa en 1275 Gianciotto Malatesta, seigneur de Rimini, frère de Paolo. Francesca a donc aimé son beau-frère, et Gianciotto qui les a surpris les poignarda). Rodin choisit de montrer le couple deux fois : l’une au moment de leur mort à tous les deux,


Auguste Rodin, Paolo et Francesca
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… l’autre, beaucoup plus célèbre, au moment où, cédant à la tentation, ils s’embrassent, sur le pilastre droit. Très rapidement, il fut exposé de façon indépendante sous le titre “Le baiser”.


Auguste Rodin, le baiser
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L’Etat passa commande en 1888 d’un agrandissement en marbre, qui a connu un succès immense. Au total, à la demande de plusieurs collectionneurs, Rodin a supervisé la taille en marbre de 3 versions du baiser. L’une est au Musée Rodin à Paris, une autre à la Tate galerie à Londres et une à Copenhague, et en 1929 après la mort de Rodin, une autre a été réalisée pour Philadelphie. Un contrat avait été proposé à Rodin pour éditer des réductions en bronze … que Rodin a qualifié de “bibelots”. Voir un commentaire (Ciné club de Caen)

Ainsi la porte de l’enfer a été la matrice d’innombrables œuvres car Rodin, par assemblage, variation, multiplication, découpage, recréait à l’infini de nouvelles formes, ce qui était tout à fait contraire à la tradition de son temps.
Voir un commentaire (musée Rodin)


Auguste Rodin : la Porte de l’Enfer – l’histoire d’une œuvre maudite

Rodin, une œuvre d’enfer

C’est pendant l’assemblage des figures de plâtre de la porte de l’enfer que Camille Claudel est entrée dans la vie de Rodin, en 1882 à l’âge de 18 ans (il en avait alors 42). Elle est l’aînée d’une famille bourgeoise de 3 enfants et, très tôt, elle avait décidé de se consacrer à la sculpture. Elle a suivi des cours et s’est initiée à l’anatomie, elle est volontaire, courageuse, fougueuse. Ses premiers travaux montrent son habileté précoce : un buste de Paul Claudel enfant,


Camille Claudel, buste de Paul Claudel enfant
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… un autre “jeune romain ou mon frère à 16 ans”, ou “le portrait de madame Claudel” 1883, “portrait de Louise Claudel” (sa sœur) 1886,


Camille Claudel, portrait de Louise Claudel 1886
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la jeune fille aux yeux clos” 1885 et parfois des têtes expressives :


Camille Claudel, Giganti ou tête de brigand 1885
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“Giganti ou tête de brigand” 1885. Quelques figures entières “la jeune fille à la gerbe”, “la femme accroupie”.

Lorsqu’elle devient l’assistante de Rodin, son travail est beaucoup plus classique que celui du sculpteur, déjà très libéré des conventions, et qui fait prendre à ses modèles des poses peu conventionnelles, qui vont s’intégrer dans la zone des damnés pour la luxure dans la porte de l’enfer. Comme par exemple :


Auguste Rodin le torse d’Adèle 1882
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“Le torse d’Adèle” (sur un linteau, puis autonome),

Voir un commentaire (musée Rodin)


Auguste Rodin l’avarice et la luxure 1887 marbre
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– Voir un commentaire,


Auguste Rodin Daphnis et Lycénion 1885
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Daphnis et Lycénion, 1885” (Daphnis est un jeune berger grec qui a été initié à l’amour par la femme d’un voisin Lycénion),