Art et publicité

Le schéma traditionnel veut que l’art crée, et que les arts appliqués, dont la publicité fait partie, suivent. Mais l’histoire démontre que de nombreuses imbrications complexifient cette idée reçue, et que les artistes ont, eux aussi, exploité parfois le langage des annonceurs. Depuis les affiches de Toulouse-Lautrec, qui ont acquis le statut d’œuvre d’art, jusqu’aux plus récents détournements d’œuvres iconiques par les marques, les relations entre art et publicité, se révèlent riches d’échanges et de contaminations réciproques, qui vont nourrir notre réflexion.
De nombreux artistes ont suivi cette voie, à laquelle Victor Vasarely n’a pas échappé.

Intervenante : Agnès Ghenassia

De nombreux liens de complicité existent entre ces deux données, même si aujourd’hui les parcours de formation, en art et en communication visuelle, sont bien différenciés. Cette complicité ne date pas d’hier, mais du 19e siècle.

1 – Les artistes travaillent comme publicitaires, grâce à la chromolithographie (1850-1905)

Au début, les “réclames” étaient purement informatives et monochromes. Mais dès le milieu du 19e siècle, l’invention de la de la chromolithographie va révolutionner les choses, et ce sont les artistes professionnels qui vont contribuer à son essor. La chromolithographie (chromo= couleur, lithos= pierre, graphein= écrire) permet d’obtenir des tirages en plusieurs couleurs, par impressions successives : le dessin est tracé à l’envers sur une pierre calcaire parfaitement lisse, avec un crayon gras ou une encre grasse. La pierre est ensuite lavée avec une solution d’acide nitrique qui fixe le dessin puis est enduite d’une couche de gomme arabique qui protège les parties destinées à rester blanches. Le lithographe place la pierre sur le chariot d’une presse à bras, il l’humidifie et l’encre avec un rouleau, qu’il passe sur toute sa surface. Seules les parties grasses retiennent l’encre. La feuille de papier est ensuite placée délicatement sur la pierre et, avec une manivelle, le chariot avance en exerçant une pression régulière. L’image imprimée est donc inversée par rapport à l’image dessinée. Pour chaque couleur il faut une pierre différente : l’artiste trace à nouveau son dessin, mais c’est la même feuille de papier qui sera mise plusieurs fois sur le chariot. Ce procédé a été mis au point en 1837 par un éditeur de Mulhouse Godefroy Engelmann.
Pour les artistes ce sera une source de revenus, mais aussi l’occasion de nouvelles expérimentations artistiques.
Certaines marques et magasins vont faire appel à eux pour vendre leurs produits, considérant que leur reconnaissance sur la scène artistique est un atout majeur pour la vente.

Jules Chéret (1836-1932) est le premier à s’être illustré brillamment dans cette pratique de l’affiche.

Il était le fils d’un ouvrier lithographe et avait commencé son apprentissage dès l’âge de 13 ans. Mais il aimait Rubens et Watteau et il suivait les cours du soir aux Beaux-Arts en dessin. Dès 1858, son affiche pour Orphée aux Enfers, une opérette d’Offenbach, avait été très remarquée.


Jules Chéret, Affiche pour Orphée aux enfers (1874)
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Il réalise ensuite de nombreuses affiches.

Ses affiches, dont il existe de nombreux tirages, s’arrachent comme des œuvres d’art, c’est “l’affichomanie”. Chéret fut surnommé le “Watteau des rues”, le “Tiepolo de l’affiche”.

Après quelques années à Londres, il était revenu à Paris et avait fondé sa propre imprimerie, d’où sont sortis plus d’un millier d’affiches. Mais à partir de 1895 il a délaissé l’affiche pour la peinture murale


Jules Chéret, Le rideau de scène du théâtre du Musée Grévin (1900)
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et il s’est même essayé à la sculpture.

C’est à chaque fois la femme qui fait vendre, la “Cherette” est un emblème érotique. En 1889 il reçoit la Légion d’honneur pour avoir inventé un art de la rue.

A partir de 1895 il délaisse l’affiche pour la peinture murale et décore plusieurs villas.
Voir Polichinelle, colombine et harlequin huile sur toile 76 x 125 cm.

Le musée des Beaux-Arts de Nice s’appelle musée Chéret. C’est un très beau bâtiment dans lequel on peut voir une partie importante de l’œuvre de cet artiste.

Afons Mucha (1860-1939) s’inspire lui de l’Art nouveau, alors que Chéret puisait son inspiration chez les peintres du 18e siècle et dans la comédie dell’arte. Artiste tchécoslovaque il avait été refusé à l’école des Beaux-Arts de Prague ! Après un passage à Vienne il s’installe en 1887 à Paris, où il suit des cours à l’Académie Julian.
Il était salarié de l’imprimeur Champenois quand il s’est vu confier la réalisation de l’affiche de Gismonda, en 1894 pour Sarah Bernhardt. Il s’agissait d’une pièce de Victorien Sardou écrite spécialement pour elle, avec des décors d’inspiration byzantine.


Alfons Mucha, Affiche de Gismonda (1894)
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Cette affiche a un immense succès qui fait sortir Moucha de l’anonymat, voir un détail. Quant à Sarah Bernhardt, elle lui fait signer un contrat d’exclusivité pour 6 ans pour toutes les affiches de ses pièces.

Mucha a également réalisé de nombreuses affiches pour du papier à cigarette job en 1898, pour un fabricant de bicyclettes, pour de la bière. Là encore dans le style que l’on qualifie de « macaroni« , c’est toujours la femme qui est érigée en machine à vendre. Ses affiches se déclinent en panneaux publicitaires, en calendriers, en cartes postales … et détournées de leur fonction première elles sont vendues par des galeristes ou des collectionneurs.


Alphonse Mucha : plongez dans l’Art nouveau !

Mais le public se lasse et l’artiste aussi. Après des années d’art public Mucha retourne dans sa patrie, en 1910, et se consacre en peinture, à son immense épopée Slave en 20 tableaux sur l’histoire des peuples slaves, vingt toiles de 8 m de large sur 6 m de haut.

Les peintres Nabis se sont essayés à l’affiche parce que leur projet était précisément de ne pas établir de hiérarchie entre les différentes formes d’art visuel.
Pierre Bonnard (1867 – 1947) a réalisé une affiche pour la revue blanche.


Pierre Bonnard, Affiche pour la revue blanche (1894)
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… et pour un producteur de champagne, mais ces images n’atteignent pas l’efficacité de celles de Toulouse-Lautrec.

Henri de Toulouse-Lautrec (1864-1901).

L’artiste a déjà une réputation de peintre à Paris dans les milieux du spectacle dans lesquels il évolue (au moulin rouge), lorsqu’il va accepter une commande de lithographie publicitaire. Et c’est sa première affiche, pour la Goulue au Moulin Rouge en 1891, qui a fait connaître son nom au grand public. Elle lui avait été commandée par Zidler, le directeur du Moulin Rouge, pour le lancement de la saison.


Henri de Toulouse-Lautrec, Affiche Moulin rouge, la Goulue (1891)
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Coupé à mi-corps, en ombre grisée, « Valentin le désossé » (partenaire habituel de la Goulue), occupe le premier plan. La célèbre « Goulue », pivot de l’affiche, évolue sur les diagonales du plancher qui rendent la profondeur de la scène. Le public apparaît en silhouettes ombres chinoises et les lampions sont très stylisés en jaune. Lautrec exploite avec talent l’esthétique du japonisme alors à la mode.


Henri de Toulouse-Lautrec, Le divan japonais (1892)
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L’année suivante, en 1892, le divan japonais est un cabaret, 75 rue des Martyrs à Montmartre, dirigé par le poète Jehan Sarrazin qui accueille les spectateurs dans un décor japonisant de lanternes et de faux bambous.
Toulouse-Lautrec a représenté Jane Avril au premier plan (c’est son amie) à côté de l’écrivain et critique musical Édouard Dujardin, tous deux jouant le rôle de spectateurs. De la fosse d’orchestre, émergent les bras du chef ainsi que les manches des contrebasses. Au fond, Yvette Guilbert, déjà célèbre, la tête coupée, est reconnaissable à ses seuls gants noirs.

Une affiche est consacrée à Jane Avril au jardin de Paris.


Henri de Toulouse-Lautrec, Jane Avril au jardin de Paris (1893)
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Elle danse le french cancan sur scène, encadrée dans une vignette dont l’un des côtés est le manche d’une contrebasse tenue par le musicien.
Voir Henri de Toulouse Lautrec et Jane Avril.

Quant à Yvette Guilbert elle a fait l’objet de plusieurs cartons et peintures, mais quand Toulouse-Lautrec lui a proposé cette étude pour une affiche aux ambassadeurs ; elle s’est trouvé trop laide et elle a refusé au profit d’une affiche plus conventionnelle.
Les autres affiches célèbres de Toulouse-Lautrec sont celles d’Aristide Bruant dans un cabaret, en 1892.


Henri de Toulouse-Lautrec, Aristide Bruant aux Ambassadeurs (1892) affiche
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En 1892, Aristide Bruant, à l’apogée de sa carrière est invité aux Ambassadeurs, un des cafés concerts des Champs-Elysées. Toulouse-Lautrec saisit la silhouette massive du chansonnier de trois-quarts, se détachant sur un fond de couleur vive, coiffé de son chapeau à larges bords et de ses attributs emblématiques : l’écharpe rouge et le bâton qui lui tient lieu de canne. Voir également cette affiche.


Henri de Toulouse-Lautrec, affiche pour Le Matin (1893)
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Moins connu cette affiche pour le journal Le Matin. Chez Toulouse-Lautrec le travail des affiches s’est inséré tout naturellement en parallèle de son œuvre de peintre et non, comme chez certains, avant ou après.

Suite à la loi de 1881 autorisant la liberté d’affichage “l’affichomanie” a envahi tous les espaces dédiés dans la ville (panneau colonne mur entier) et modifié l’espace urbain.

2 – Les peintres s’emparent de ce nouvel environnement urbain (1912- 1930).

Les peintures cubistes de Picasso et de Braque, regorgent de fragments d’affiches, tantôt reproduites en peinture, tantôt sous forme de collages.

Picasso, paysage aux affiches 1912


Pablo Picasso, Paysage aux affiches (1912) huile sur toile 46 x 61 cm
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On y trouve les marques : Léon, Pernot fils et Kube. Léon est calligraphié, la bouteille Pernod-fils est un simulacre publicitaire et Kube bouillon cube apparaît dans le graphisme d’un cube pivotant c’est un jeu évidemment avec le mot cubisme.


Pablo Picasso, Nature morte au bon marché (1913) huile et papiers collés sur papier
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Voir également :
– Braque nature morte avec Gilette (1914)

Robert Delaunay (1885-1941) en 1913 réalise l’équipe de Cardiff.


Robert Delaunay, l’équipe de Cardiff (1913) huile sur toile 326 x 208 cm Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris
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Une équipe de rugby, cinq hommes, est représentée dans la partie inférieure de l’oeuvre. Ces joueurs sont peints en pleine action sportive, leurs maillots de couleurs vives, sont faits de traits grossiers. La toile se veut l’emblème de la modernité, le lieu (la ville), la tour métallique, l’avion, le stade, la grande roue. Chaque objet est soutenu par un nom, la tour c’est Effel, l’avion c’est Astra (constructeur aéronautique), la ville c’est Paris, la toile c’est Delaunay !

Sonia Delaunay (1885-1979) s’engage elle aussi, en 1914, dans des travaux utilisant des “marques déposées” comme support graphique de ses compositions.


Sonia Delaunay, Les Montres Zénith (1914) Papiers de couleur découpés et collés sur papier 66 x 81,5 cm Centre Pompidou Paris
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La montre est associée à un slogan imaginaire “Record, midi bat sur son enclume” et “Lumière zénith« . C’est peinture et poésie.
Voir également :
L’apéritif Du Bonnet.