La biennale de Venise 2019


La biennale de Venise 2019
Le regard d’Agnès Ghenassia sur la Biennale de Venise en 2019

Intervenante : Agnès Ghenassia

La Biennale de Venise est la plus ancienne (depuis la fin du 19e siècle), c’est l’une des plus célèbre et des plus fréquentée au monde.


L’histoire de la Biennale de Venise

Cette année la 52e édition avait pour titre : « Puissiez-vous vivre dans des temps intéressants« .
C’est la phrase qu’avait choisi Ralf Rugoff, (né en 1957) chargé de sélectionner les artistes, comme une invitation à s’exprimer sur notre temps. Ralf Rugoff est américain, directeur d’une importante galerie à Londres, historien, commissaire d’exposition… Une phrase volontairement ambiguë, car elle est extraite d’un discours prononcé par Chamberlain à la fin des années 30, dans le contexte de la menace fasciste. La formule ainsi apparaît comme un vœu, prononcé dans un contexte fragile et inquiet.
Ralf Rugoff a sélectionné 83 artistes, tous vivants, dont beaucoup ont moins de 40 ans, venus de tous les coins du monde. Et à chacun il a demandé d’exposer dans les deux lieux dont il a la responsabilité, à l’Arsenal, et dans le pavillon centrale des Guardini, des œuvres différentes. Par ailleurs, la Biennale, ce sont aussi 90 pavillons nationaux, chaque pays ayant désigné son, ou ses, représentants.

En rentrant dans l’Arsenal, une grande toile peinte à l’acrylique sur fond métallique argenté s’intitule double Elvis.


George Condo – Double Elvis, 2019 Peinture, Acrylique, Vernis métallique, Plâtre et Pastel sur lin, Biennale Art Venise
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On y voit deux clochards caricaturaux, chacun une bouteille à la main, et le titre renvoie à une toile d’Andy Warhol les années 63, double Elvis, (elle aussi sur fond argenté). Ce qui sépare l’image d’Elvis Presley, dans toute sa splendeur, et celle des deux clochards, bien sûr c’est le désenchantement.
C’est une oeuvre de George Condo, un peintre américain né en 1957, qui aime d’autant plus citer Andy Warhol qu’il a travaillé à la Factory. Mais il aime aussi Picasso, et souvent il qualifie son travail, de cubisme psychologique.


George Condo – Facebook, 2017-2018 600 x 140 cm Peinture, Acrylique, Huile et Pastel sur lin en trois parties
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Il y a un côté Guernica dans l’immense toile qu’il expose dans le pavillon central, et qui s’intitule Facebook. Un pêle-mêle de formes enchevêtrées d’où émergent quelques figures. L’ensemble est dynamique, violent, et extrêmement bien construit en même temps.

Les questions politiques

À l’Arsenal, et après le double Elvis, on rentre dans une salle obscure, de laquelle on ressort très vite car le niveau sonore y est insupportable. C’est un montage de films réalisé par Christian Marclay, qui a mis en abyme de façon concentrique, 48 films de guerre, dont les bandes son, comme les images, s’entremêlent, rendant le tout illisible bien sûr.


Christian Marclay – 48 War Movies

Christian Marclay est un musicien plasticien Suisse, qui est un virtuose du montage filmique, et pionnier du collage sonore. Il s’est rendu très célèbre 2010, pour son film the clock, qui dure 12 heures et montre, bout-à-bout, des fragments de films célèbres, au moment où figure, une montre, une horloge, une pendule, et tout le temps du film coïncide, avec notre temps de spectateur.


Christian Marclay – Le cri, 2019 gravure sur bois,205.5 x 121.5 cm
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Mais surprise, dans le pavillon central, Marclay montre aussi, qu’il est un bon dessinateur. Une série de gravures sur bois (2 mètres 05 de haut) sur le thème du cri, dans son style un peu Manga, (il utilise des personnages de bandes dessinées, découpés, recomposés, agrandis, imprimés et gravés sur bois). Il renouvelle Le Cri de Munch de façon très contemporaine.

Dans la même salle, une œuvre bruyante attire l’attention, c’est une machine munie d’une sorte de gros pinceau plat, comme un engin de chantier, isolé au milieu d’un grand caisson vitré, pour éviter les éclaboussures.


Sun Yuan and Peng Yu: Can’t Help Myself

La machine a été programmée pour réaliser 32 mouvements différents, et par moment, elle prend des allures d’animal secouant sa tête. Que fait cette machine ? Elle rassemble le sang répandu sur le sol pour l’empêcher de déborder.
Elle est l’oeuvre d’un couple d’artistes, Sun Yuan et Peng Yu (nés en 1972 et 1974) et l’idée qui vient à l’esprit, c’est que cette machine, s’emploie à effacer les traces des massacres de Tiananmen, et en tout cas elle obéit à des ordres pour empêcher tout débordement.

Les deux mêmes artistes exposent à l’Arsenal, là encore dans un caisson de verre, et là encore c’est assez bruyant pour attirer l’attention.


Sun Yuan and Peng Yu: Dear

On reconnaît le fauteuil de marbre blanc dans lequel est assis Abraham Lincoln, dans son mémorial, mais là le siège est vide. Par contre il est muni d’un tuyau d’arrosage, qui comme un serpent fou, incontrôlable, constitue une menace violence même (qui éclabousse les vitres du caisson). Les deux artistes n’ont certainement rien contre Abraham Lincoln, mais expriment là de façon métaphorique, la violence du pouvoir américain parfois incontrôlable en effet.

J’ai eu envie d’en apprendre davantage sur ce duo d’artistes. J’ai découvert qu’ils ont tous deux fait des études de peinture à l’huile à Tokyo. Ensemble depuis 2000, ils produisent des installations sur les thèmes de la violence, la mort, la vieillesse. C’est souvent à la foi macabre et comique et toujours perturbant.

Exemples en 2011 Teenager-Teenager où ces “personnes âgées” ou à la galerie Perrotin en 2014 cette vieille dame yeux fermés endormie élevée dans les airs par un cortège de raies géantes.

Dans la même salle que la pelleteuse mécanique, s’élève un mur et ses barbelés. L’artiste a remonté un mur de parpaings criblé d’impacts de balles qui provient de Ciudad Juarez, la ville frontalière tristement célèbre au Mexique, pour le massacre de la disparition de milliers de femmes, et de jeunes filles. Ce mur fait figure de réplique, face à celui que Donald Trump veut ériger à la frontière de son pays.

Il est l’œuvre de Theresa Margolles née en 1963 à Mexico.


Theresa Margolles – Muro Ciudad Juarez
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Par ailleurs, elle expose à l’Arsenal, La Busqueda, (la recherche) avec les photos de disparues.

Theresa Margolles est une artiste activiste mexicaine, qui dénonce la négligence des autorités, dans le traitement de la violence faite aux femmes, et plus généralement dans la lutte contre les réseaux de narcotrafiquants.

Dans une petite salle obscure juste derrière celle-ci une œuvre fascinante c’est un hologramme étrange que l’on voit gesticuler, en se formant, et en déformant.
L’artiste c’est Cyprien Gaillard un français qui vit entre New York et Berlin.

Cyprien Gaillard – L’ange au foyer

Le curieux personnage d’oiseau, s’intitule l’ange du foyer, exactement comme le tableau de Max Ernst de 1937, dont le titre ironique ne coïncide pas avec la Bête menaçante, métaphore de la menace fasciste en Europe.

Un peu plus loin dans le pavillon central, une autre oeuvre bruyante, Mobile Gate. C’est un portail métallique qui s’ouvre et se ferme violemment détruisant peu à peu la cloison dans laquelle il vient cogner.


Shilpa Gupta – Mobile Gate

L’artiste est une femme indienne, Shilpa Gupta, qui dit vouloir dénoncer la violence des dispositifs par lesquels, les riches, se protègent du reste de la population.
La même artiste, à l’Arsenal, propose une installation efficace et émouvante, qui fait revivre les voix de 100 poètes emprisonnés, réduits au silence par leurs convictions, depuis le 7e siècle jusqu’à nos jours. Le titre dit “For, in your tongue, I cannot fit (Car dans ta langue je ne peux pas m’adapter)”.

Shilpa Gupta For, in your tongue, I cannot fit

Les textes dans les différentes langues sont fichés dans des pics et des micros diffusent une symphonie de voix (qui sont la lecture des textes présentés).

Là aussi on a envie d’en savoir plus sur cette artiste, qui s’avère être une habituée des manifestations internationales, mais qui est aussi une militante et co-fondatrice d’un groupe, qui favorise les échanges entre l’Inde et le Pakistan. Avec sa formation en sculpture au départ, elle réalise des œuvres très variées, qui traitent de nos modes de vie, de nos automatismes, des appartenances communautaires, des préjugés.
En 2008, après les attentats de 2005 qui avaient traumatisé la population de Bombay, elle avait exposé un mur de savons sur lesquels était inscrit le mot threat (menaces) proposant aux visiteurs de les emporter et de les utiliser jusqu’à ce que le mot s’efface.

Au Mac Val en 2017, elle avait monté une vidéo interactive, intitulée Shadows 3. L’ombre du visiteur est projetée sur un grand écran. À chacun de ses mouvements, une ombre non identifiée surgit, comme un objet, dont il ne peut se débarrasser. A chaque geste, de nouvelles ombres apparaissent. À la fin le spectateur (son nombre) est noyé sous une mer d’objets. La métaphore est facile à deviner.

Retournons à l’Arsenal : une grande tour métallique se dresse avec des lumières clignotantes et des bandeau de LED lumineux qui affichent des phrases rassurantes.


Lee Bul, Aubade V
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Cette tour, qui rappelle les utopies modernes (la tour de Tatline) l’artiste l’a construite avec des matériaux récupérés du premier checkpoint, démoli aujourd’hui, dans la zone démilitarisée entre les deux Corée. Le texte dit que l’humanité survivra à la catastrophe climatique.

L’idée de l’artiste c’est que les messages délivrés à tous par les organismes officiels, par le pouvoir, sont toujours destinés à éviter la panique.

L’artiste, Lee Bul, est la plus célèbre des artistes coréennes.
Quand elle était jeune, en 1989 et 90, elle s’était fait connaître en tant que féministe parce qu’elle s’exposait dans l’espace public dans des accoutrements évoquant la vie organique d’un corps proliférant. Elle disait à l’époque s’insurger contre l’art minimaliste et masculin largement dominant (exactement comme Kiki Smith aux États-Unis).

Pour rester dans le thème politique faisons un saut dans un pavillon en ville celui de l’Irak qui a pour titre « la Patrie« .
Dans une première salle, un corps gît dans une barque modelée grossièrement dans une argile grise.


Serwan Baran, Le dernier général
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Ce corps et celui d’un gradé, un militaire, dont les médailles sont encore visibles. Le titre le dernier général.


Serwan Baran, Le dernier repas
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Dans la salle suivante, un mur entier est recouvert d’une grande toile peinte, qui de loin ressemble un motif de camouflage. De près, c’est un all over de corps de soldats recroquevillés. Le titre : le dernier repas. Ces soldats sont morts pendant qu’ils mangeaient, et leurs gamelles, ainsi que des lambeaux de leurs uniformes sont intégrés à la peinture.

L’artiste est Serwan Baran, il est né à Bagdad dans une famille kurde. Il a été enrôlé dans l’armée de Saddam Hussein et a fait la guerre en Iran, puis il a dû affronter la coalition occidentale après l’invasion du Koweït, ensuite il y a eu des guerres civiles et religieuses. Enfin il a quitté l’Irak pour Beyrouth où il travaille aujourd’hui.
Lorsqu’il était soldat, Baran a subi les discours de la propagande officielle, d’où le titre “La Patrie”. Son travail a une portée universelle ses soldats pourraient être ceux de n’importe quelle guerre…