La biennale de Venise 2019

Non loin de là, le pavillon de Iran montre aussi un dernier repas, même si le titre est “Life” paradoxalement.
L’artiste, Réza Lavassani, a commencé à y travailler dès 2012. Tout a été réalisé en papier mâché gris. Nous sommes face à une sorte de vanité, qui appelle le silence. L’idée, bien sûr, d’un pays dans lequel la fête, le plaisir ne sont que des souvenirs. L’artiste a fait des études d’art, de philosophie et d’histoire. Il est peintre, sculpteur et scénographe de théâtre.


Réza Lavassani, The life
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Dans cette très grande salle, on a l’impression d’être au Château de la Belle au bois dormant : sur une table d’une dizaine de mètres, des assiettes, des fruits, des bouquets, des lustres, des fauteuils … mais tout est comme pétrifié.

Retournons à l’Arsenal dans le pavillon de l’Inde Jitish Kallat projette, sur un rideau de brume, un texte qui par instant disparaît à cause des gouttelettes d’eau qui le rendent instable. Ce texte qui commence par “Cher ami …” et c’est une lettre que Gandhi a envoyé à Hitler en 1939 pour lui conseiller de ne pas déclarer la guerre.

Jitish Kallat « Covering Letter »

Ce n’est pas la première fois que cet artiste de travaille à partir d’un texte de Gandhi. Il avait il y a quelques années, matérialisé l’un de ses discours pacifiste … avec des os ! (cet artiste expose chez Templon et chez Saatchi…)

Le drame des migrants

Christoph Büchel, Barca Nostra
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Barca Nostra a suscité la polémique. C’est le bateau de pêche, qui en avril 2015, avait fait naufrage au large des côtes Libyennes, emportant avec lui, entre 700 et 1000 réfugiés érythréens, enfermés dans sa cale, (5 par mètre carré) dont 28 seulement ont pu être sauvé. Le gouvernement italien alors, avait pris la décision, de renflouer l’épave, pour plus de 9 millions d’euros, afin de retrouver l’identité des disparus et d’informer leurs familles. Le bateau, repêché en juin 2016 avait été acheminé en Sicile. Matteo Renzi alors Premier ministre avait le projet de pour l’exposer à Bruxelles, devant le siège de la Commission européenne, afin de mettre chacun devant ses responsabilités.
Mais le bateau n’est jamais parvenu à Bruxelles. Entre-temps le centre gauche a été écarté du pouvoir en Italie, et Matteo Salvini, de la Ligue d’extrême droite, a imposé un blackout sur la situation humanitaire dans la Méditerranée.
D’où l’indignation de ses partisans en Vénétie, devant l’initiative de Christoph Büchel, d’exposer le bateau devant le quai de l’Arsenal. Le titre rappelle l’opération de recherche et de sauvetage, Mare nostrum, à laquelle avait mis fin les autorités italiennes, quelques mois avant le drame.

Christophe Büchel (né en Suisse en 1966, de parents islandais), revendique la portée subversive de son travail, toujours politique, il a choisi de n’accompagner l’épave d’aucune explication : Venise a fondé sa fortune autrefois sur un empire commercial, reposant sur l’immigration, qui passait par l’Arsenal, et aujourd’hui sur le tourisme de masse. Mais la polémique ne vient pas que de la droite italienne, de nombreux commentateurs, trouvent maladroit, que le bateau soit installé, juste en face d’un point restauration buvette, bien connu des visiteurs. L’artiste a délibérément souhaité ce contraste.
Tout son travail entretien une relation voulue avec la censure, car il met systématiquement en évidence quelques points qui font mal, globalement, il dénonce la société capitaliste.

En 2015, il avait déjà créé la polémique pendant la biennale en transformant une église désacralisée de Venise, Santa Maria della Misericordia, en mosquée avec culte effectif. L’installation devait durer le temps de la Biennale, mais les autorités de Venise, (tribunal administratif) devant la colère de l’Eglise, avaient ordonné sa fermeture au bout de 15 jours pour raisons de sécurité.


Christoph Büchel, Ancienne église de Santa-Maria della Misericordia Biennale de Venise 2015
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De façon très différente, le pavillon du Luxembourg évoque aussi le drame des migrants.


Marco Godinho, Written by water
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L’installation Written by water est une oeuvre de Marco Godinho, un artiste d’origine portugaise. On était d’abord au rez-de-chaussée, en présence d’un film sur lequel un homme (le frère de l’artiste) lisait l’Odyssée d’Homère, en arrachant des pages au fur et à mesure de sa lecture, et en les jetant à la mer. Puis à, l’étage, on était confronté à un grand plan incliné, recouvert d’une houle de cahiers ouverts, visiblement sortis de l’eau, comme si la mer avait façonné des centaines de carnets de voyage. Sur le thème du voyage et de la migration en Méditerranée, il est vrai que Homére, le premier, en relatant les difficultés d’Ulysse, qui mis 10 ans avant de rejoindre Ithaque, était un précurseur. D’autres lectures bien sûr viennent à l’esprit, comme tous ces récits de vies englouties par les eaux.


Marco Godinho, Forever Imigrant Biennale de Lyon 2017
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En 2017, dans le cadre de la Biennale de Lyon, dont le thème était “Les mondes flottants”, Marco Godinho s’était fait remarquer, avec des nuées grises, qui, en façade, ornaient la Sucrière, et qui se poursuivaient dans les salles à l’intérieur. En s’approchant, on constatait que ces nuées, étaient composées de milliers d’empreintes de tampons encreurs avec « Forever immigrants » (immigrants pour toujours).

Les questions environnementales

À l’Arsenal, une oeuvre très remarquée a été celle d’Otobong Nkanga, (artiste nigériane née en 1974, qui vit et travaille à Anvers), intitulée Veins Aigned. Une veine de verre de Murano de 26 m de marbre blanc, traverse une grande salle en évoquant une rivière dont les eaux sont troublées par la pollution chimique.


Otobong Nkanga, Veins Aigned

En effet, le verre gris clair au début, fonce peu à peu, jusqu’à devenir brun noirâtre à l’autre extrémité. Pour l’artiste, le paysage qu’elle évoque de façon minimaliste, est marqué par les cicatrices laissées par l’exploitation abusive des richesses souterraines.

Depuis des années, elle s’intéresse aux liens que le monde occidental a tissé avec l’Afrique, pour la commercialisation des matières premières.
Par exemple, les effets dévastateurs de l’extraction du cuivre en Namibie, par les Allemands au début du 20e siècle.


Otobong Nkanga, The weight, of scars 2015, Viscose, laine, mohair, coton, épreuves à jet d’encre pigmentaire, aimant 253 x 612 x 3 cm
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The weight, of scars (Le poids des cicatrices) 2015, est une très grande tapisserie dans laquelle deux silhouettes sans tête, manient des cordes, qui relient des photographies de mines abandonnées en Namibie.


Otobong Nkanga, The situ Anamnesis 2016
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The situ Anamnesis 2016 est une grande fissure dans une paroi, qui laisse apparaître des épices, du café du thé du tabac du cacao denrées importées à Chicago.
Elle s’exprime aussi par des performances.

Le pavillon lituanien, avec Sun and sea Marina, a reçu le Lion d’or du meilleur pavillon, alors qu’il est difficilement accessible, dans un ancien bâtiment de l’Arsenal. C’est une plage artificielle, de sable, avec ses performeurs : baigneurs allongés sur des serviettes parmi des enfants qui jouent, un chien ect. L’oeuvre est un opéra performance pour 13 voix (tantôt solistes, tantôt ensemble), dont les paroles évoquent les dangers des changements climatiques.


Sun and sea Marina, Pavillon Lituanien

Les grincheux, on fait remarquer que l’on avait bien attribué le Nobel de littérature à John Lennon, et que l’on sortait du champ des arts plastiques. Le budget n’a pas permis à la Lituanie, de produire cette performance plus d’une demi-journée par semaine, le samedi à 10h. Les artistes sont 3 femmes. Le message est la catastrophe écologique imminente.

L’installation de Laure Prouvost (née en 1978 à Croix dans le Nord, elle travaille entre Londres et Anvers) pour le pavillon français, aborde elle aussi, entre autres, des questions environnementales. L’artiste fait l’apologie de la nature vierge, de la vie marine, du partage inter générationnel, dans une œuvre multi forme, poétique un peu foutraque, intitulée “Voit ce bleu profond te fondre” (Deep sea blue surrounding you, c’est plus joli en anglais) dont l’une des formes récurrentes est le poulpe, pour ses multiples cerveaux.
Première surprise, il a fallu contourner le bâtiment pour se retrouver en sous-sol, où l’artiste a fait creuser un début de tunnel (pour rejoindre le Pavillon anglais elle est, bien sûr, anti-brexit). Puis nous montons au rez de chaussée, où le sol est en résine bleuté, comme si la mer, ou plutôt l’eau de la lagune, s’était retirée en abandonnant toutes sortes de déchets. Des algues, des coquillages, des téléphones portables, des mégots … mélange d’éléments ready made et de petites sculptures : poulpes en verre de Murano, pigeons. Ensuite on pénètre dans une salle de projection où, si on a de la chance, on trouve une place, sur des sièges façonnés de façon château de sable ou Palais du Facteur Cheval. Sinon on est par terre, mais le sol est souple et bosselé. Le film est un montage d’images tournées pendant un voyage entre le nord de la France et Venise en passant par le Palais du Facteur Cheval. Sinon on est par terre, mais le sol est souple et bosselé.


Deep see blue surrounding you (Vois ce bleu profond te fondre), Pavillon français

Le film est un montage d’images tournées pendant un voyage entre le nord de la France et Venise (en passant par le Palais du facteur Cheval et Marseille), voyage que l’artiste a partagé avec un prestidigitateur, une danseuse, un chanteur, un petit groupe joyeux impliqué dans son rêve. Le fil conducteur c’est l’eau. On y voit comme par les yeux d’un poulpe, des poissons manger des framboises, d’autres s’échapper du blouson d’un des acteurs. De beaux moments, un peu surréalistes, et au final, un peu un plaidoyer pour la nature.

L’héritage culturel entre tradition et modernité

Yin Xiuzhen est Chinoise, elle est de la même génération que Ai Weiwei, c’est dire que depuis la Révolution culturelle, elle a vue bien des transformations dans son pays.

Son œuvre intitulée Trajan apparaît d’abord comme un monumental tas de chiffons. En la regardant de plus près on découvre qu’il s’agit d’une femme penchée en avant, la tête en bas sur le siège d’avion. L’artiste qui récupère ses matériaux dans les quartiers dont les maisons sont détruites, au profit des promoteurs immobiliers, exprime son rejet de la surconsommation et de la globalisation, dans laquelle la Chine s’est engouffrée, depuis la fin des années 80. Elle utilise des vêtements usagés, comme des secondes peaux, chargés d’expériences de vies. Plus particulièrement Trajan, vise la croissance exponentielle du trafic aérien. On peut se glisser à l’arrière, comme dans un cheval de Troie, (mais Trajan est aussi le nom donné aux programmes informatiques apparemment inoffensifs qui dans leurs contenus, en cachent un autre plus malveillant).


Yin Xiuzhen – Trajan

À côté, une autre oeuvre imposante Nowhere to Land avec ses énormes pneus, apparaît plus brutale. En s’approchant on découvre que les pneus sont recouverts d’un patchwork de tissus aux couleurs sombres, et que la base métallique est un assemblage de ventilateurs sèche-cheveux, aspirateurs, matériel de cuisine et matériels ménagers.
L’artiste avait suivi des études de peinture à l’huile puis de sculpture, jusqu’à ce qu’une exposition de Rauchenberg en 1995, lui révèle que l’on peut s’exprimer avec des matériaux non traditionnels. Elle a créé notamment une série de valises en 1995, à une époque où les femmes en Chine exprimaient leurs frustrations et leurs émotions devant les pressions politiques très fortes après Tiananmen. Autrefois les femmes en Chine, au moment de se marier, préparaient leurs valises pour abandonner leur famille et leur village.
Portable City 2003 est une installation de 40 valises à partir de vêtements rassemblés dans différentes villes du monde et façonnés en forme de bâtiments rangés dans des valises. Fashion Terrorism, ce sont des vêtements utilisés pour fabriquer des armes, et autres objets interdits dans un avion. C’est toujours l’identité individuelle culturelle, aux prises avec les effets de la mondialisation.

Suki Seokyeong Kang est coréenne (née en 1977). À la Biennale elle expose Grandmother towers, des assemblages réalisés avec des tambours, qui servaient à broder, dont elle utilise les carcasses.


Suki Seokyeong Kang, Grandmother towers

À l’Arsenal, elle exposait des œuvres aux motifs géométriques inspirés des tapis traditionnels coréens et d’autres inspiré par les grilles de lecture des notes de musique. Il y avait des performeurs les premières journées. Par ailleurs elle insère un écran sur lequel on voit se former des assemblages géométrique. Mélange de traditions anciennes et de technologies nouvelles.

Des questions d’identité et de genre

Tout le monde a été frappé par les portraits, (autoportraits) d’une jeune femme noire, présente à l’Arsenal dans des tirages de 5 m de haut, à l’œil grave, et dont la beauté plastique est incontestable.


Zanele Muholi, Ntozakhe II Photographie
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L’artiste c’est Zanele Muholi, (née en 1972 à Durban) qui est sud-africaine et vit à Johannesburg. C’est une fervente activiste de la cause LGBT, qui milite pour la cause des femmes lesbiennes dans son pays. Bien que la Constitution reconnaisse le droit, à toutes les orientations sexuelles, dans la réalité, des crimes sont fréquemment commis, contre la communauté gay, et en particulier des “viols correctifs” pour punir les femmes.
D’abord coiffeuse, puis photographe et journaliste, elle se met en scène une avec violence et humour pour désamorcer les clichés. C’est de l’activisme visuel” dit-elle. « Je suis femme, je suis noire, je suis lesbienne, et alors ? » (Elle a été exposée il y a 3 ans à Arles à la fondation Luma).

On a également remarqué dans le pavillon central, les autoportraits de Martine Gutierrez, ici en cyborg guatémaltèque, d’inspiration Maya. L’artiste née en 1989 est américaine, d’origine guatémaltèque (elle vit à Brooklyn). En 2015, elle s’appelait Martin Gutierrez. C’est une artiste transgenre, qui elle aussi, s’exprime en tant que “femme d’origine autochtone”, transsexuelle, en tant que femme latine, et en tant qu’artiste.

Elle a créé un magazine de photos pastichant celles de Vogue, et dont elle est le mannequin, la photographe, la rédactrice et l’éditrice. Tous les autres personnages sont des mannequins articulés. Ce sont quelques-unes de ses photos, en grand tirage, qui étaient exposées à l’Arsenal. Elles explorent avec humour les stéréotypes de la féminité dans les magazines.


Martine Gutierrez, Ingenious Woman
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En peinture on a découvert dans le pavillon central les tableaux de Nicole Eisenman, née en France en 1965, mais de nationalité américaine.

Ses peintures montraient de manière hyper réaliste, des personnages dans les scènes intimes, et des intérieurs très urbains, avec des éléments caricaturaux.


Nicole Eisenman, Heading Down River on the USS J-Bone of an Ass, 2017 huile sur toile 323.22 x 266.7 x 4.45 cm
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D’autres montraient des scènes étrangement menaçantes, satiriques, comme celle où l’on voit naviguant sur une mâchoire d’âne, deux hommes indifférents à la chute d’eau, dans laquelle ils s’apprêtent de tomber. Elle fait référence, ironiquement, à une toile du 19e siècle au MET intitulée George Washington traversant le Delaware.

Nicole Eisenman s’inspire de peintures anciennes, mais aussi de la culture populaire (la BD, la pub, les films de série B, les séries télévisées). Elle évolue à New York dans les milieux punk lesbiens, et qualifie son style de réalisme satirique (elle aime George Grosz).


Nicole Eisenman, Le triomphe de la pauvreté, 2009 huile sur toile 165,1 x 208,3 cm,
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En 2008 en pleine crise économique, elle a peint le triomphe de la pauvreté, (reprenant le titre d’une gravure de Holbein) et dans laquelle on voit la caricature d’un homme d’affaire, tenant en laisse les personnages de Bruegel : La parabole des aveugles.


Nicole Eisenman, Installation, Venise 2019
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À l’Arsenal, surprise ! elle exposait des têtes sculptées dans toutes sortes de matériaux, et toutes caricaturales.
Appartenant au milieu homosexuelle, ce qui lui a valu des déboires à Munster, où elle a exposé en juillet une fontaine d’où l’eau jaillissait des jambes des personnages, ou de la canette qu’ils tennaient à la main. L’oeuvre a été vandalisée. Depuis, l’oeuvre a été réinstallée à Boston.

Barbara Wagner, (brésilienne née en 1980) et Benjamin de Burca, (Irlandais d’origine allemande né en 1975) présentaient dans le pavillon du Brésil, un film vidéo intitulée swinguerra, un mélange de Swingeuria, danse brésilienne et Guerra, la guerre que Bolsonaro mène contre les minorités, et notamment contre les communautés LGBT.


Barbara Wagner & Benjamin de Burca Swinguerra, 2019

Ayant reçu l’invitation le jour même de l’élection du président, les deux artistes ont choisi de mettre en scène les participants d’une compétition de danse, dont les corps noirs ou androgynes, s’opposent à la culture blanche et binaire, que veut imposer l’actuel gouvernement. C’est drôle et touchant.