Le monochrome

Le monochrome, une aventure à rebondissement

Rien n’est plus dérangeant pour un non initié qu’une peinture monochrome, une peinture de l’absence de représentation.
Pourtant, l’aventure monochrome, commencée en Russie au début du XX° siècle, puis incarnée par Yves Klein, n’a cessée de se développer, entre nihilisme et sens de l’absolu, au point de devenir un genre à part entière qui se révèle étonnamment riche de possibilités plastiques et conceptuelles

Intervenant : Agnès Ghenassia


Extrait de la pièce de Yasmina Reza « Art » (1994)

Cette pièce montre bien, en mettant en scène trois amis, la difficulté à comprendre le monochrome. En même temps, c’est tout un pan de l’art moderne, et c’est une forme de peinture qui est un observatoire privilégié du rapport entre la peinture et le sens. L’absence de toute représentation, se charge, pour les artistes, de toute sorte d’intentions (monochromes sérieux, mystiques, drôles, …).
Le monochrome existe depuis le début du XXème siècle, et encore aujourd’hui, il fait partie des choses qui posent un problème.
A l’origine monochrome était un adjectif, pour dire d’une seule couleur, et il désignait même les peintures faites en Camaïeu. Le mot est devenu un substantif, avec Yves Klein, et enfin, c’est devenu un genre de la peinture (comme le portrait, le paysage, la peinture d’histoire, etc.).

Yves Klein (1928-1954) a popularisé le monochrome. C’est une vocation pour lui (il signait parfois « Yves le monochrome« ).

En 1955, il propose au salon des réalités nouvelles (consacré à l’abstraction), un monochrome orange signé en bas en noir.


Yves Klein – Monochrome orange (1955) Pigment pur et résine synthétique sur toile 50 x 150 cm Centre Pompidou
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C’est un panneau de bois, uniformément peint en orange mat. Signé du monogramme YK, mai 55, refusé par le jury qui s’explique :
« Vous comprenez, ce n’est pas vraiment suffisant tout de même ; alors si Yves acceptait au moins d’ajouter une petite ligne, ou un point, ou même simplement une tache d’une autre couleur, nous pourrions l’accrocher, mais une seule couleur unie, non, non, vraiment ce n’est pas assez, c’est impossible ! »
Septembre : Yves Klein ouvre une école de judo, au 104, boulevard de Clichy, à Paris. Dans la salle il accroche plusieurs monochromes.
15 octobre : première exposition publique Yves Peintures, au Club des Solitaires, dans les salons privés des Éditions Lacoste. Yves expose des monochromes de différentes couleurs. Il livre ses intentions dans un texte proposé aux visiteurs de l’exposition : «J’en suis venu à penser qu’il y a un monde vivant de chaque couleur et j’exprime ces mondes.» C’est là qu’il rencontre Pierre Restany, critique d’art, avec lequel il a une connivence immédiate et intense. Cette rencontre sera déterminante pour leur vie à tous les deux.

La même année, il expose à la galerie Colette Allandy plusieurs tableaux sous le titre « Yves, propositions monochromes des toiles multicolores« .


Yves Klein – Exposition « propositions monochromes des toiles multicolores »

Il peint des monochromes de toutes les couleurs, il n’a pas encore adopté le bleu à cette époque.

Iris Clert qui avait visité l’exposition avait dit : « Ce ne sont pas des tableaux !« .

Pierre Restany avait rédigé un texte en introduction de l’exposition dans lequel il décrivait un phénomène de pure contemplation. Ce texte commence par « À tous les intoxiqués de la machine et de la grande ville, les frénétiques du rythme et les masturbés du réel… «
Il constate que, lorsque l’on présente des monochromes de toutes les couleurs, les spectateurs se perdaient à chercher un sens, il était préférable de conserver une seule couleur. Dès 1956, il se concentre sur le bleu. Il crée le bleu IKB.


Yves Klein – La vague bleue (1957) Bronze et pigment 77,5 x 57 x 17,9 cm, 8 exp
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La vague bleue (1957), une oeuvre entre sculpture et peinture.
Voir également :
Monochrome bleu, 1957
Piège bleu pour lignes (1957)

Ce bleu, lui avait été inspiré par un voyage en Italie, où avait vu les fresques de Giotto à Padou.


Giotto – Le Sacrifice de Joachim (1306) Fresque, 200 x 185 cm chapelle Scrovegni Padoue
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Voir également :
Giotto – Joachim parmi les bergers (1306) Fresque, 200 x 185 cm chapelle Scrovegni Padoue

En 1957, il réalise une exposition de monochromes bleus peints au rouleau.


Yves Klein – Monochrome bleu IKB3 (1957) Pigment pur et résine synthétique sur toile marouflée sur bois 199 x 153 cm
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Cette exposition commence à la galerie Apollinaire à Milan et fut un énorme succès. Chacun des onze tableaux rigoureusement identiques étaient proposés à des prix différents.
Puis l’exposition est ensuite présentée à Paris, à la fois chez Iris Clert, (nouvelle galeriste rue des Beaux Arts), et chez Colette Allendy, puis à Düsseldorf (voir l’affiche de l’exposition).

Klein peint au rouleau, et presque toujours sur des formats rectangulaires, en hauteur, les angles légèrement arrondis. De plus il accroche ses monochromes en avant du mur (parfois 20 cm en avant) afin de produire un effet d’apesanteur. L’idée est que le spectateur doit être imprégné par quelque chose qui transcende la matière tangible.

Entre 1955 et 1962, Klein a réalisé quelque 194 monochromes IKB.

En 1958, fameuse exposition chez Iris Clert dite « le vide ».


Yves Klein – Le vide (1958) Carton d’invitation rédigé par Pierre Restany
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La galerie est vide, les murs peints en blanc, Yves Klein est passé des monochromes à l’immatériel, à l’idée du vide (avec beaucoup d’humour).

Il a vendu, ce soir là, des documents aux gens présents, (au prix de lingots d’or) attestant qu’ils avaient été mis en présence de l’immatériel.

En 1958, il prononce une conférence à la Sorbonne sur « L’évolution de l’art vers l’immatériel« .

En 1959, il affirme que l’or et le rose sont de même nature.
Il réalise une série de « monogolds ».


Yves Klein – Monogold sans titre (1961) Feuilles d’or sur panneau 60 x 48 cm
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L’or est pour lui une promesse d’éternité. L’or transfigure un simple objet en un objet d’art.

Il réalise également des monpinks qui sont pour lui, l’expression de l’incarnation (le corps est symbolisé par le rose voir Matisse, Nu rose (1935).
Entre le spirituel, le bleu, le charnel, le rose et l’or l’éternité, rappelle le dogme chrétien de la transsubstantation.
Il va matérialiser cette trinité artistique en 1961 par un ex-voto dédié à Sainte Rita de Cascia (la sainte des causes désespérées).

Il multiplie les modalités de l’intervention de l’immatériel avec ses cosmogonies.

Il place une toile enduite de peinture fraîche sur le toit de sa voiture entre Paris et Nice.


Yves Klein – Cosmogonie de la Pluie (COS 29), 1961 Pigment pur et résine synthétique sur carton 16 x 10.5 cm
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La toile a subi la pluie, le vent etc.

Pour Yves Klein, les monochromes sont associés à l’immatériel, et se sont des espaces de passage.

Voir Yves Klein, corps, couleurs, immatériel (Exposition au centre Pompidou en 2007).

Klein connaissait-il les réflexions de Malévitch en Russie ? Il existe une certaine convergence entre leurs approches.

Les premiers monochromes du XX° siècle
L’éclipse totale du monde des objets

Kasimir Malevitch (1879 – 1935).
Les premiers monochromes du XXème siècle correspondaient en Russie, au désir de certains artistes, de renoncer au monde du réel.

Malévitch s’était approprié, à ses débuts, tous les styles des avants-gardes.


Kasimir Malevitch – Eclipse partielle de la Joconde (1913) huile et collage
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Une reproduction de la Joconde biffée de deux croix rouges, des fragments d’annonces collés proposant «appartement libre», le titre fait allusion au livret de Victoire sur le Soleil, un opéra futuriste dont Malevitch a fait les décors et les costumes. La Joconde est raturée parce que, dit-il, «un visage peint sur un tableau donne une parodie pitoyable de la vie».


Kasimir Malevitch – Le rémouleur (1912) huile sur toile 79 × 79 cm Yale University Art Gallery
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Le Rémouleur, décomposition scintillante, lumière et mouvement.
Au premier abord, l’on remarque seulement une multitude de formes géométriques se fondant entre elles, dont les couleurs sont sobres mais néanmoins nombreuses. Tantôt froides (sur la partie droite du tableau, du blanc, du bleu électrique) tantôt chaudes (sur la partie gauche du tableau du rouge-orangé, du vert-forêt et du gris-noir), les couleurs sont les seuls motifs de profondeur. C’est seulement en s’éloignant du tableau que l’on distingue des formes plutôt concrètes, bien que géométriques. Ainsi le titre du tableau prend son sens : Au premier plan, l’on peut apercevoir un homme quelque peu courbé aiguisant un couteau sur une roue d’usage.

En 1915, il expose à Petrograd, le carré noir.


Kasimir Malevitch – Carré noir (1915) huile sur toile 109 x 109 cm Galerie Tretiakov Moscou
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Le carré noir : Malévitch l’appelle le « quadrangle noir » (il n’est pas tout à fait carré). Il ne parle jamais du fond blanc.
Il fait l’effet d’une bombe, dans les milieux artistiques. Il réduit sa pratique à quelque chose de radical et austère. Dans l’exposition 0.10, il place le carré noir, à l’endroit des icônes dans les maisons russes.
Il s’agit de faire table rase du passé et de tout reconstruire. Il était conscient que ce geste radical allait devenir « l’icône de son temps« .

Beaucoup de critiques et d’historiens d’art se sont interrogés sur la signification de ce carré noir, mais ils ne se sont jamais mis d’accord (dans ce carré, y a-t-il tout, ou rien ?).
– Ceux qui disent que ce carré noir résume toute la peinture. Depuis le début de la peinture, les artistes ont procédé par renoncements successifs. Manet avait renoncé au modelé, (le corps d’Olympia n’était pas bien modelé). Les impressionnistes avaient ensuite renoncé au dessin au profit de la touche, les débuts de l’abstraction (vers 1910) avaient renoncé au sujet, au sens. Malévitch a, en quelque sorte, accéléré le mouvement.
– Ceux qui disent que dans ce carré noir Malévitch veut dire qu’il n’y a rien, disent que ce carré signifie, qu’il n’y a rien d’autre à voir que ce carré, et qu’aucune interprétation n’est possible.

Il y avait également dans l’exposition, un carré rouge qu’il avait intitulé : « Réalisme pictural d’une paysanne en deux dimensions »


Kasimir Malevitch – Réalisme pictural d’une paysanne en deux dimensions (1915) huile sur toile 53 x 53 cm Musée Russe Moscou
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Le titre est bien sûr une provocation.

En 1918, il va encore plus loin dans la radicalité avec son carré blanc sur fond blanc.


Kasimir Malevitch – Carré blanc sur fond blanc (1918) 71 cm x 79.4 cm huile sur toile MoMA New York
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Il est lui aussi chargé de paradoxes. Deux blancs différents, avec des coups de pinceau apparents différents entre le carré et le fond. Le carré est également décentré.
Malévitch écrit dans le catalogue : « J’ai troué l’abat-jour bleu des limitations colorées, je suis sorti dans le blanc, voguez à ma suite, camarades aviateurs, dans l’abîme, j’ai établi les sémaphores du Suprématisme. […] Voguez ! L’abîme libre blanc, l’infini sont devant vous…« . C’est la quête de l’immatériel.
Il renonce à la peinture en 1918 (il y reviendra plus tard).

Pour Malévitch, « la peinture doit contribuer à libérer l’esprit du monde matériel pour faire pénétrer l’être dans l’espace infini« .
Ces oeuvres sont des manifestes à la fois pour faire table rase du passé et pour changer le monde.

Voir un commentaire (centre Pompidou)

A la mort de Malewitch on avait placé son carre noir au dessus de sa dépouille. Voir également sa tombe. Malevitch est resté « l’homme du carré noir sur fond blanc« .


Les monochromes d’Yves Klein et de Malévitch

D’autres artistes russes ont pratiqué le monochrome, mais de façon plus nihiliste.
Alexandre Rodchenko (1891-1956)


Alexandre Rodchenko – Rouge jaune bleu (1921) huile sur toile, 62,5 x 52,5 cm pour chaque tableau
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Rouge jaune bleu 1921. Oeuvre culte, qui va rester longtemps dans l’esprit des artistes de cette époque. Il qualifie cette peinture de « mur aveugle » et « dernier tableau possible« . Ce sont des monochromes nihilistes, qui signifient que l’histoire de la peinture s’arrête là.
D’ailleurs, Alexandre Rodchenko va se détourner de la peinture, pour se consacrer au design industriel productiviste.

Wladyslaw Strzeminsky (1893-1952) ouvre une autre porte au monochrome.
Il était un admirateur de Malévitch et a fondé un mouvement : l’Unisme. Son idée est de faire des recherches en blanc sur blanc, mais avec des matières et en recherchant à ne faire qu’un avec la matière, la couleur et la surface.


Wladyslaw Strzeminsky – Composition uniste (1934) huile sur toile, 62,5 x 52,5 cm
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Les compositions unistes, nécessairement restreintes en nombre – une dizaine réalisée entre 1923 et 1934 –, «ne sont que peinture» et marquent l’union parfaite de la forme et de la couleur avec la surface et les limites de la toile.
Voir également :
Composition uniste n°9 (1931)
Composition uniste n°14 (1934)

Les monochromes ont disparu durant une période
Le monochrome évité

D’une part, le régime soviétique a fermé cette voie en exigeant de ses artistes qu’ils fassent de la propagande, d’autre part, il y avait le spectre du dernier tableau de Malévitch et de la fin de la peinture qui en détournait certainement les artistes.
Débute alors une période où l’on sent que les artistes sont attirés par le monochrome, mais l’évitent de justesse.

C’est le cas de Miro (1893-1983)


Joan Miro – La baigneuse (1924) Huile sur toile, 72,5 x 92 cm Centre Pompidou
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Miro la baigneuse 1924. Proche du monochrome avec quelques signes allusifs et poétiques.
Voir également :
L’étoile bleue 1925 115.5 × 89 cm Collection privée.
En 1961, dans sa serié « bleu », il arrive très près de la monochromie, mai il ne s’y résous pas.


Joan Miro – Bleu 2 (1961) Huile sur toile, 270 x 355 cm Centre Pompidou
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Voir également :
Bleu 1 (1961), huile sur toile, 270 x 355 cm Centre Pompidou.
Bleu 3, (1961), huile sur toile, 268 x 349 cm Centre Pompidou.
Voir un commentaire.

Ce sont surtout les expressionnistes américains à partir des années 1945-50, qui ont travaillé très près du monochrome. Ils réalisent de grands formats qui en imposent par leur simplicité. Ils cherchent une émotion de l’ordre du sublime (voir la notion de sublime par Burke), le beau qui impressionne. Leur champs sont l’expérience de l’espace, et de la couleur (à la fois pour l’artiste et le spectateur).

Clyfford Still (1904-1980)


Clyfford Still – 1944-N No. 2 (1944) Huile sur toile, 264.5 x 221.4 cm MoMA New York
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Grands formats proches des monochromes avec des déchirures colorées.
Voir également :
Sans titre (1953) huile sur toile