L’expérience de la couleur

L’expérience de la couleur

Oscillant entre une approche symbolique, philosophique, culturelle, et une connaissance des phénomènes chimiques, physiques et physiologiques, tous les peintres sont confrontés à la couleur. Comment les modernes et les contemporains se positionnent-ils par rapport à ce foisonnement de savoirs ? Peuvent-ils encore aborder la couleur de façon singulière ? Leurs choix relèvent tantôt de l’intuition et de l’expérience des pigments, tantôt d’un parti-pris plus intellectuel ou franchement conceptuel. Mais pour le spectateur la couleur est toujours un puissant vecteur d’émotions et de sensations.

Cours d’Agnès Ghenassia

L’expérience de la couleur
Les couleurs jouent un rôle considérable dans notre perception du monde, elles sont aussi essentielles au travail des peintres. Nous allons découvrir ensemble qu’elles ne sont pas innocentes, qu’elles sont chargées d’histoire, de symboles, de connaissances, mais en même temps, qu’elles échappent à tous classement définitif, qu’elles sont soumises à des modes. Au travers des œuvres d’art nous allons tout d’abord raconter comment le bleu, le rouge, le jaune, et le vert ont traversé le temps jusqu’à nous, puis nous verrons comment les théoriciens de la couleur ont exercé une influence sur le travail des peintres.

Les couleurs ont une histoire : religieuse, politique, symbolique, culturelle

Le Bleu
Couleur sacrée, couleur royale, couleur du spleen, couleur pacifique

Le bleu est la couleur préférée des occidentaux dont Michel Pastoureau dit « qu’elle est discrète, qu’elle ne fait pas de vagues« . Les Égyptiens utilisaient le lapis-lazuli, une roche dont le pigment bleu outremer, une fois purifié, se vendait au prix de l’or. (Il faudra attendre 1814 pour qu’un chimiste réussisse à fabriquer un pigment synthétique identique). Mais ils ne l’utilisaient pas en peinture, ce n’est qu’au VIIIe siècle qu’on en verra sur des manuscrits.
Par contre les Égyptiens fabriquaient un bleu, à partir de cuivre et de roches siliceuses qu’on appelle « bleu égyptien » et ils l’associaient aux rites funéraires.


Le bleu égyptien, premier pigment artificiel connu
(cliquer sur l’image pour l’agrandir)

Les Grecs et les Romains ne l’utilisaient pas, et on sait qu’à Rome, on considérait le bleu comme la couleur des barbares !

Au Moyen-age par contre le bleu devient la couleur métaphysique des chrétiens ! … et ce grâce un religieux visionnaire l’abbé Suger qui fait construire l’église abbatiale de Saint-Denis et veut mettre du bleu pour dissiper les ténèbres.


Cathédrale de Saint Denis – La rosace nord L’arbre de Jessé (1144)
(cliquer sur l’image pour l’agrandir)

Voir les vitraux de saint Denis

On va l’utiliser pour les vitraux, et c’est encore un produit très cher, le smalt et le saffre qu’on appellera plus tard le bleu de cobalt. Toutes les cathédrales suivantes, Vendôme, Chartres, vont copier cette dominante bleue.


Cathédrale de Chartres – Vitrail du XIIè siècles
(cliquer sur l’image pour l’agrandir)

La couleur est à la fois lumière et matière, donc le bleu, devenu divin va se répandre dans le manteau de la Vierge dont il devient le signe.


Fra Angelico – Vierge à l’enfant (1445), tempera sur bois, 99,5 x 66,8 cm, Galerie Sabauda, Turin
(cliquer sur l’image pour l’agrandir)

Vierge à l’enfant de Fra Angelico


Fra Angelico – L’annonciation (1435), tempera sur bois, 99,5 x 66,8 cm, Musée du Prado
(cliquer sur l’image pour l’agrandir)

Dans l’Annonciation de Fra Angelico, le manteau de la Vierge est peint avec du Lapis-Lazuli, et les voûtes avec de l’azurite, extrait d’une pierre (carbonate de cuivre) un peu moins coûteux, mais précieux lui aussi.


Giotto – Chapelle des Scrovegni de Padoue (1305)
(cliquer sur l’image pour l’agrandir)

Les fonds et la voûte que Giotto peint à la chapelle Scrovegny à Padoue en 1305 sont entièrement fait d’azurite. On voir un des nombreux documents de travail du broyage des couleurs…
La Chapelle des Scrovegni de Padoue voir un commentaire (ciné club de Caen).

Et puisque la Vierge s’habille en bleu, le roi de France aussi, d’abord Philippe Auguste, puis Saint-Louis … donc le bleu devient aristocratique.


Mariage de Charles IV le Bel (1322)
(cliquer sur l’image pour l’agrandir)

Le mariage de Charles IV en 1322.

Dans le livre de prière que les frères Limbourg ont peint pour le duc de Berry, on voit les châtelains richement vêtus de bleu. Détail amusant le bleu était la couleur des filles, le rouge rose celle des garçons ! Les teinturiers étaient stimulés pour fabriquer des bleus magnifiques.
La guède (ou pastel) utilisée comme colorant, va faire la fortune de certaines régions : la Toscane, la Picardie, et la région toulousaine. On la cultivait pour produire des boulettes de pastel déshydratées (ou cocagnes) qu’ils vendaient à des collecteurs locaux, d’où le nom de « pays de cocagne », véritable or bleu ! Il y a aussi l’indigo plus coûteux parce que la plante est importée, et une véritable bataille économique se livre entre les marchands de bleu et ceux de Strasbourg qui vendent la garance qui donne le rouge.

La vague moraliste qui va provoquer la réforme, va freiner cet appétit de couleurs vives. Les protestants préfèrent des couleurs discrètes, mais le bleu reste une couleur honnête. Et au XVIIIe siècle le bleu va triompher à nouveau. Vers 1720, un pharmacien de Berlin invente par accident le fameux bleu de Prusse, et on va aussi importer massivement l’indigo dont le prix de revient est moindre, parce qu’il est fabriqué par des esclaves. L’indigo d’Amérique, enrichit Nantes et Bordeaux, et ruine Toulouse et Amiens. Les peintres du XVIIIe siècle utilisent des bleus comme Jean-Marc Nattier (portraitiste officiel de Louis XV).


Jean Marc Nattier – Les amoureux (1744) huile sur toile 58 x 74 cm Alte Pinakothek, Munich
(cliquer sur l’image pour l’agrandir)

On parle alors de bleu Nattier et le romantisme accentue cette tendance !


Caspar David Friedrich – Rivages au clair de lune (1835) huile sur toile 170 * 135 cm Kunsthalle de Hambourg
(cliquer sur l’image pour l’agrandir)

Caspar David Friedrich en fait la couleur de la mélancolie (on dit « le blues »).

Voir également Le Voyageur contemplant une mer de nuages (1818)

L’armée prussienne va être habillée en bleu de Prusse.

En 1807 Louis Jacques Thénard crée un bleu de cobalt à base de pigments synthétiques inaltérables à la lumière et ce bleu va habiller les militaires de l’armée de l’air.


Van Gogh – La nuit étoilée sur le Rhône (1888) huile sur toile 74 x 92 cm MoMA
(cliquer sur l’image pour l’agrandir)

Le bleu va être aussi très utilisé par Van Gogh et il sert à dire la nuit étoilée.

Et également par Monet l’eau Palacio Contarini par Renoir ambiance pluvieuse par Degas danseuses en bleu (1890), par Chagall Paysage bleu (1949).


Pablo Picasso – Autoportrait (1901) 81 x 60 cm Musée Picasso Paris
(cliquer sur l’image pour l’agrandir)

Picasso entre dans sa période bleue après la mort de son ami Casagemas et toutes ses toiles se teignent de bleu de Prusse qui sert à dire la solitude, la tristesse, la misère, les drames de la vie.

Voir également : La vie (1903), huile sur toile – 80 x 62 cm – Femme ivre fatiguée (1902) huile sur toile – 80 x 62 cm.


René Magritte
(cliquer sur l’image pour l’agrandir)

Magritte utilise le bleu pour dire le ciel, et Kandinsky pour dire un espace dans lequel flotte des formes zoomorphes.


Henri Matisse – Silhouette féminine (1952) papier gouaché découpé
(cliquer sur l’image pour l’agrandir)

Matisse en 1952 utilise exclusivement le bleu, dans sa série des silhouettes féminines découpées. Le bleu et d’ici anti-naturaliste signe d’un affranchissement par rapport à la tradition du nu. Voir un commentaire sur le bleu de Matisse.

Voir le bleu comme couleur de l’âme et de l’inconscient.

Dans notre société, le bleu est utilisé pour dire la paix couleur de l’Union européenne couleur de l’ONU et pour la journée des Nations Unies on a illuminé en bleu des bâtiments publics dont les pyramides d’Égypte.

Chez les artistes contemporains

Yves Klein avait fait son bleu « IKB » en 1956 : c’est un pigment outre mer avec un liant à base d’alcool éthylique et d’acétate (il le réalise avec l’aide d’un chimiste Edouard Adam).


Yves Klein – Monochrome (1961) 200 x 150 cm huile sur toile
(cliquer sur l’image pour l’agrandir)

Voir un commentaire sur les monochromes de Yves Klein.

Entre 1960 et 1961 il peint 15 monochrome de 2 mètres par un mètre 50 et lorsqu’il expose le vide chez Iris Clert, il site Bachelard « d’abord il n’y a rien, ensuite il y a rien profond, puis il y a une profondeur bleue« . Le bleu est pour lui la couleur de l’immatériel.


Yves Klein – Portrait-relief d’Arman (1962) Bronze d’après moulage en plâtre fait directement sur le corps puis peint en bleu et fixé sur un panneau de contreplaqué doré à la feuille Bronze, contre-plaqué, feuille d’or
(cliquer sur l’image pour l’agrandir)

Et lorsqu’il cloue le moulage d’un de ses amis (Arman) sur un fond d’or, il retrouve l’association bleu et or, égyptienne et médiévale.

Anish Kapoor (britannique d’origine indienne) installe un miroir concave (sky mirror) pour réfléchir le ciel…

Lee Borthwick artiste écossais basée à Londres habille de miroirs des souches d’arbres.

Lita Albuquerque née en 1946 aux États-Unis. Elle installe sur une banquise de l’Arctique 99 sphères bleues organisées comme une carte des étoiles.

Lila Albuquerque Stella Axis : Antartica

Chaque sphère a une taille correspondant à la luminosité de l’étoile correspondante. Par ailleurs elle fait de nombreuses installations dans lesquelles la contemplation du ciel est centrale. Et toujours avec du bleu, pour faire entrer l’homme dans une sorte de communion avec le ciel, voûte céleste. « Stonehenge des temps modernes« .

Jean Vérame plasticien belge né en 1936 fait aussi communiquer la terre le ciel en colorant des roches en bleu.
Un art nomade depuis 1965.
Le bleu est aussi la paix, lorsqu’il intervient par exemple en 1978 dans le désert du Sinaï en Égypte pour célébrer les accords de Camp David (scellant la paix entre l’Égypte et Israël).

Le bleu sert toujours aussi à représenter l’eau exemple :
– la série des piscines de David Hockney et


Nicolas de Staël – Bateaux (1954) Huile sur toile 61 x 46 cm
(cliquer sur l’image pour l’agrandir)

La mer est devenue bleue au fil des âges. En effet elle était verte conventionnellement quand on la représentait de l’antiquité moderne jusqu’à l’aube des temps modernes ; en témoignent les 1eres cartes marines. Entre fin du XIVe et le début du XVIIIe siècle elle change progressivement de couleur du vert au bleu. Par codification le bleu pour la mer permet notamment de différencier les eaux des forêts sur les cartes.

Zaria Foreman son objectif est de nous sensibiliser au réchauffement climatique, et de rendre hommage à sa mère grande spécialiste du Groenland.


Zaria Forman – Whale Bay, Antarctica

Invitée par la NASA, elle réalise de grands formats au pastel représentant l’eau, la glace, les iceberg du Groenland mais au-delà de son rôle mimétique (bleu comme le ciel bleu comme l’eau).

Jacques Monory a abondamment utilisé les camaïeux de bleu pour, dit-il, évoquer les images des films.


Jacques Monory – Meurtres n°1 (1968-69) Huile sur toile 163 x 391 x 3 cm
(cliquer sur l’image pour l’agrandir)

Ce n’est ni le bleu du ciel ni le bleu de la mer mais celui de la télévision en noir et blanc. Quand on la photographie elle est bleue. La série de dix toiles de meurtre datée de 1968.

Rainer Bonk (artiste allemand né en 1945) a installé en 2011, 120 moutons bleus à Strasbourg devant le parlement Européen, pour véhiculer un message de paix. Le troupeau a sillonné les villes d’Europe pendant 3 ans.

Le cracking art group, un groupe né en 1993 sous l’impulsion d’un italien (Omar Ronda), a créé des installations urbaines d’animaux géants en plastique recyclable et coloré. Leur nom vient du craquage catalytique qui désigne en chimie la réaction qui se produit lorsque le pétrole brut est transformé en plastique.


Craking art group – Installation Duomo de Milan (2012)
(cliquer sur l’image pour l’agrandir)

Cracking Art Group – au sommet du G8 à Syracuse en 2009.

Pour le groupe, le concept de « régénération » vise à sensibiliser le public au recyclage du plastique, et il montre des animaux parce que, disent-ils, « l’art contemporain se débat entre son naturel premier, et un avenir de plus en plus artificiel ».

Voir également Le bleu dans l’art

Histoire symbolique du bleu par Michel Pastoureau.


Michel Pastoureau le bleu (Podcast de France culture)