Sculpture moderne 1 : Auguste Rodin et Camille Claudel la question du socle et le réemploi des fragments

Les bourgeois de Calais

Mais Rodin avait fort à faire par ailleurs, tant les commandes publiques depuis la porte de l’enfer se sont multipliées. En 1884, la municipalité de Calais lui commande un monument à la gloire d’un épisode de l’histoire locale : les Bourgeois de Calais. En 1347, le roi d’Angleterre Edouard III assiégeant la ville, six bourgeois parmi des plus fortes personnalités de Calais se sont rendus de façon héroïque en chemise et la corde au cou, offrir les clés de la ville au souverain victorieux pour libérer le reste de la population.
Rodin propose immédiatement une première maquette en plâtre (61 cm de haut) qui est refusée comme mettant davantage en avant l’accablement plutôt que l’héroïsme des six hommes.
Rodin se documente historiquement et conçoit un nouveau projet, achevé en 1889, qui met en scène avec un grand souci de vérité les personnalités différentes et les postures variées des six bourgeois.


Auguste Rodin les bourgeois de Calais 1889
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L’originalité de son monument vient aussi de ce qu’il compose un tout cubique, comme un cortège, et non triangulaire. Enfin, il a dû batailler pour obtenir qu’il ne soit pas érigé sur un socle, mais au sol, de plain-pied avec les spectateurs. Il est mis en place un Calais, devant l’hôtel de ville en 1895 avec un petit socle. (Il n’y en aura plus dans la version de Londres en 1911 ni dans celle du musée Rodin).
Le plus jeune, qui tient sa tête entre ses mains, c’est Andrieu d’Andresse. Celui qui lève un bras, c’est Pierre de Wissant. Les bras écartés c’est Jacques de Fiennes.

Le plus âgé, c’est Eustache de Saint-Pierre, celui qui tient la clé de la ville, c’est Jean d’Aire. Le visage farouche, c’est Jacques de Wissant le frère de Pierre. Le groupe incarne la variété des émotions humaines face à une mort annoncée. Finalement Édouard III, à la demande de sa femme Philippa de Hainaut, va les gracier. Rodin les a tous conçus, d’abord nus individuellement, puis les a drapés de linges humides réalisant même à part les études des têtes et des mains, avant de réaliser l’assemblage.


La vie des formes – Le Monument aux Bourgeois de Calais

Le monument à Victor Hugo 1889-1896-1909

Victor Hugo est mort en 1885 et, à la suite des funérailles nationales que la République lui organisa, le gouvernement passe commande à Rodin d’un monument à la gloire du poète destiné au Panthéon. Rodin, qui avait rencontré Victor Hugo en 1883, il en avait fait de nombreux portraits, (voir portrait 1 et portrait 2) et avait même réalisé son buste, qui avait été apprécié (il a raconté les conditions de la réalisation de ce portrait).
Ici, il choisit de représenter Victor Hugo en exil, “celui qui a eu la constance de protester pendant 18 ans contre le despotisme qui l’avait chassé de sa patrie” déclara-t-il au comité de sélection. Il montre le poète assis sur un rocher de Guernesey, entouré de trois muses émergeant d’une vague et symbolisant les trois âges de la vie. Ce projet est refusé, le groupe de loin, formant un enchevêtrement trop confus.

Le directeur des Beaux-Arts propose à Rodin de tenter un second projet, Hugo serait debout (concession au goût officiel). Au-dessus de lui, une Iris descendue du ciel s’apprête à le couronner, tandis qu’à ses pieds, dans les vagues, des néréides le contemplent.


Auguste Rodin monument à Victor Hugo
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Projet rejeté également car trop académique et trop pompier, ne correspond pas à la réputation de Rodin. Alors Rodin s’est livré à ce qu’il préférait faire, assembler, amputer des membres, pour composer un ensemble vivant autour du grand homme pensif.

Après plusieurs essais, l’assemblage auquel il s’est arrêté est plus simple : derrière Hugo, deux figures féminines, la muse tragique et la méditation. Toutes ces études sont exposées au Musée Rodin à Meudon. Dans les jardins du musée Rodin à Paris, Hugo d’un geste de la main semble vouloir apaiser les flots (ou les querelles) et il est entouré de deux muses (la muse tragique et la méditation).


Auguste Rodin monument à Victor Hugo
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Dans les jardins du Palais Royal, on a installé en 1909 Victor Hugo tout seul, sans figure féminine, mais de nombreux collectionneurs ont demandé la tête seule de Hugo ou son corps nu en marche.

Voir l’histoire du projet (BNF).

Le musée Rodin, suite à un inventaire réalisé en 2019, annonce la découverte d’un plâtre en pied de Victor Hugo jamais édité. Léonard Gianadda, apprenant la nouvelle, propose de faire couler trois exemplaires en bronze, à ses frais; un pour la ville de Besançon (ville de naissance du pète), un pour le musée Rodin et un pour sa fondation.


Installation de la statue de Victor Hugo nu à Besançon (donation de la fondation Gianadda)

La statue de Balzac 1891-1898

C’est une commande de la Société des Gens de Lettres dont Balzac était le fondateur. Rodin précise qu’il ne veut pas être mis en concurrence dans le cadre d’un concours. Il est donc désigné avec l’appui du président de la Société, Émile Zola. On se souvient des nombreux essais préparatoires : Rodin en Touraine à la recherche d’un sosie de Balzac. Dans son souci de vérité historique, il retrouve l’ancien tailleur de Balzac, et il lui commande une redingote à ses mesures. Il y a donc plusieurs étapes : la tête chevelue, le corps nu et ventru, le buste bras croisé, un Balzac vêtu d’une robe de moine, un Balzac en redingote, le moulage en plâtre d’une robe de chambre

… et finalement, il a fait le choix, d’une étonnante modernité, Balzac en 1898, saisi d’une brusque inspiration a endossé sa robe de chambre sans prendre le temps d’enfiler les manches.


Auguste Rodin monument à Balzac
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Il est imposant avec ses 277,5 cm, mais il ressemble à un menhir. Présenté au Salon de 1898 en plâtre, il déclenche un coup de tonnerre.
Le comité des gens de lettres refuse la sculpture, malgré les critiques enthousiastes de Monet, de Mallarmé et de Zola. Cette réception de Balzac a lieu en pleine affaire Dreyfus, et comme un fait exprès, les admirateurs de la statue sont dreyfusard alors que ses détracteurs les plus virulents sont dans l’autre camp.

Voir Rodin et le scandale du Balzac.

Les amis de Rodin lancent une souscription pour ériger le Balzac coûte que coûte à Paris, mais Rodin refuse. Il fait transporter le monument dans le jardin de sa maison à Meudon, ou le photographe Steichen fait des clichés célèbres en 1908. Rodin est confiant pour l’avenir, estimant qu’un jour son Balzac sera compris et apprécié. 40 ans plus tard, en effet, il sera installé à Paris au carrefour Raspail-Montparnasse. Le comité des gens de lettres lui, avait confié à Alexandre Falguière un monument à Balzac moins polémique.

Voir les caricatures de l’époque.
Caricature 1
Caricature 2

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La turbulence Rodin

En 1900, à 60 ans, Rodin décide en marge de l’exposition universelle, d’organiser une exposition personnelle de son œuvre (sa première), dans un pavillon spécialement construit à cet effet place de l’Alma, au même endroit ou Courbet et Manet en 1855 et 1867, avaient tenté la même aventure personnelle.
Aidé par trois banquiers, il orchestre lui-même la construction et la scénographie de son pavillon. “On trouvera sans doute ma prétention singulièrement orgueilleuse, mais j’ai la conviction qu’en montrant ma sculpture et comment j’entends la sculpture, je rendrai à la cause de l’art quelques services.”


Auguste Rodin Le pavillon de l’Alma 1900
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Un bâtiment blanc, avec à l’entrée un porche circulaire à colonnes. A l’intérieur, tout blanc, 168 sculptures surtout des plâtres, 128 dessins et quelques photos. Les œuvres de petite dimension sont fixées sur des colonnes et des gaines de hauteurs variées et ornées de décors sculptés provenant de l’atelier de modelage du Louvre.
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Aucun parcours chronologique. Cette exposition, inaugurée par le ministre de l’Instruction publique et des beaux-arts (Georges Leygues), fut visitée par d’innombrables personnalités : Antoine Bourdelle, Loïc Fuller, Claude Monet, Oscar Wilde, Pablo Picasso … et elle a permis aussi à Rodin de recevoir de nouvelles commandes, et de faire de nombreuses conquêtes…
Parmi les dessins, outre ceux de la Porte de l’Enfer déjà vus, de nombreux dessins du corps féminin, dont certains franchement érotiques.


Auguste Rodin Le pavillon de l’Alma dessins 1900
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Un an plus tard, Rodin fait démolir le pavillon et le fait reconstruire sur le terrain de sa maison de Meudon, pour abriter ses œuvres (sans le porche arrondi), après que l’exposition eut circulé à Vienne, Berlin, Dresde et Prague. C’est une démarche inédite pour l’époque, tout à fait contemporaine aujourd’hui.

C’est ainsi qu’en 1902 Rainer Maria Rilke (1875-1926) reçoit la commande par un éditeur allemand d’une monographie sur Rodin. Rilke passe des journées à Meudon : il partage avec le sculpteur sa passion pour l’Italie, pour Michel-Ange, Dante et Baudelaire de plus, Rilke a épousé un an auparavant, Clara une ancienne élève de Rodin. L’ouvrage publié en 1903 est un véritable hymne au travail du sculpteur. En 1905, il est à nouveau hébergé à Meudon et offre à Rodin ses services en tant que secrétaire.

Rodin réalise un “Christ et la Madeleine”, l’une de ses rares œuvres à thème religieux, avec “la main de Dieu” qui est un hymne à la création et dont le petit corps féminin reprend la pose de “la nuit” de Michel-Ange.


Auguste Rodin La main de Dieu 1902 marbre
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Voir la femme qui sort des mains de Dieu.

En 1905, “homme qui marche” est le résultat d’un assemblage des jambes du “Saint-Jean-Baptiste” et d’un torse.


Auguste Rodin L’homme qui marche 1905 bronze
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L’amputation des bras et des jambes renvoie à l’état fragmentaire dans lequel nous sont parvenus la plupart des sculptures gréco-romaines, et met en évidence l’image même du mouvement. Contraste entre l’aspect très lisse des jambes et le torse très brut.
Rodin avait accumulé au fil des années une importante collection d’antiquités étrusques, romaines, grecques, et égyptiennes qui étaient une source d’inspiration constante. Par ailleurs, il conservait une grande quantité “d’abattis”, c’est-à-dire des pièces détachées de tête, jambes, pieds, mains de ses propres modelages.

À partir de 1902, il assemble, dans un geste d’une grande modernité des figures ainsi recyclées : deux fragments de nu, dans “l’absolution” 190 cm


Auguste Rodin L’absolution 1902
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… c’est l’assemblage du torse “d’Ugolin<”, de la tête de « la martyre” et du corps de “la terre”.

L’homme fragment du fardeau de la vie


Auguste Rodin l’homme fragment du fardeau de la vie
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L’assemblage : nu féminin de “l’Éternel idole” et du “nu assis sur un rocher”, avec une branche de laurier.


Auguste Rodin Assemblage : Nu féminin de l’Éternelle Idole et nu féminin assis sur un rocher, et branche de laurier
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Pour “le sommeil”, il a utilisé la terre cuite, le plâtre, la filasse, la cire et du papier journal.


Auguste Rodin le sommeil
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Les versions moulées en plâtre, puis taillées dans le marbre n’ont plus le même charme.

Voir d’autres assemblages (musée Rodin).

Rodin utilise des vases et des coupes romaines de sa collection pour y installer des corps modelés dans le plâtre.


Auguste Rodin la petite fée des eaux
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Voir également :
Adolescent désespéré et enfant d’Ugolin autour d’un vase, vers 1895-1905, plâtre et poterie.
Assemblage : Nu féminin assis dans un vase antique de forme tubulaire plâtre terre cuite.
Assemblage : Nu féminin debout dans un vase plâtre terre cuite.


Auguste Rodin Maquette pour Fleurs dans un vase
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Ceci n’a jamais été exposé de son vivant.

Et Rodin s’intéresse à la danse moderne, pour ce qu’elle offrait de postures du corps renouvelées, et étonnantes. Il aime Isadora Dunkan, Nijinski, Loïe Fuller, il fait poser la jeune danseuse acrobate Alda Moreno.
En 1906, il se passionne pour une troupe de danseuses cambodgiennes, qu’il suit en tournée jusqu’à Marseille.

La célèbre sculpture “Iris messager des dieux” lui avait été inspirée a-t-il dit, à la fois par l’origine du monde de Courbet et par les danseuses de French cancan.


Auguste Rodin Iris messagère des dieux
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Voir également ses dessins :
Femme nue aux cheveux longs renversée en arrière.
Elle semblait revenir d’un long, d’un angoissant sommeil
Cinq études de danseuses

Parallèlement pendant ces années, Rodin a aussi une vie mondaine notamment dans les locaux de l’hôtel Biron, qu’il occupe,


L’hôtel Biron en 1910, actuel musée Rodin à Paris
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Il a de 1907 à 1912 une liaison avec la duchesse de Choiseul.

Il a tenté un buste de Clémenceau, il en a réalisé 28 de différents.


Auguste Rodin 4 des 28 bustes de Clémenceau, plâtre et terre cuite, 1911-12
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Il a finalement choisi celui-ci, que Clémenceau n’a pas apprécié (disant qu’il avait l’air d’un vieux chinois !)

En 1914, il fuit la guerre à Londres, puis à Rome, où le pape Benoît XV lui demande son portrait, mais se lasse au bout de trois séances de pose, Rodin l’achèvera à Meudon.


Auguste Rodin Portrait du pape Benoît XV bronze 1915
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Malade et affaibli, en 1916, il lègue ses collections à l’État.

Voir Rodin et ses portraits sculptés.

En 1917, il épouse Rose Beuret, qui meurt 15 jours après. Rodin décède la même année.

Quelques années auparavant il avait fait l’acquisition de la façade de l’ancien château d’Issy-les-Moulineaux et l’avait faite installée à Meudon, sur sa propriété, en construisant un bâtiment à l’arrière. C’est là que se sont déroulées ses funérailles, et c’est là qu’est installé l’autre musée Rodin avec sa Galerie des plâtres.

Voir d’autres oeuvres de Rodin.

Le musée Rodin parisien multiplie les expositions qui témoignent de la modernité de Rodin et de son influence : Kiefer-Rodin, Picasso-Rodin, mais on pourrait imaginer Rodin et Barry Flanagan, Rodin et Louise Bourgeois, Rodin et Zadkine, Rodin et Baselitz.

En effet, dans la postérité de Rodin il y a des thèmes à succès : l’homme qui marche, le baiser, mais il y a surtout son attachement à laisser apparaître les traces de la réalisation. Michel-Ange avant d’attaquer le marbre modelait en argile des “bozzettis” en petit format qu’il détruisait ensuite. Rodin garde exposé le recyclage des fragments par assemblage, multiplication, amputation, recomposition, c’est aussi une posture moderne. Les grandes sculptures de Rodin ont été plusieurs fois réalisées en marbre et en bronze et signées par l’artiste, l’idée des multiples est déjà là, les noms des artisans associés sont tous cités.
Enfin Rodin a été son propre scénographe, considérant que son œuvre devrait s’appréhender comme un tout, dans la cohérence d’une démarche, loin des conventions d’usage de son temps, et dans une posture de recherche permanente.
Voir l’impact de Rodin sur la sculpture d’aujourd’hui.


Grande exposition Rodin