Malentendus, polémiques et scandales dans l’art contemporain

Les exemples ne manquent pas, tout au long de l’histoire de l’art, de situations où les artistes se heurtent à l’incompréhension des commanditaires ou du public. On songe à Véronèse devant le tribunal de l’Inquisition qui déclarait : “Nous autres peintres, nous jouissons de la même licence que celle dont jouissent les poètes et les fous”, ou du Caravage scandalisant ses contemporains parce que ses apôtres, au premier plan, avaient les pieds sales.
Nous nous concentrerons principalement sur les polémiques modernes et contemporaines, en posant les questions : Qui s’indigne ? et pourquoi ?

Intervenante : Agnès Ghenassia

Théodore Géricault le Radeau de la Méduse au Salon de 1819. C’est un tableau révolutionnaire, exploité aujourd’hui pour évoquer les migrants entassés sur des bateaux de fortune. Voir Banksy Calais 2015. Au Salon de 1819, les tenants du néoclassicisme ont crié au scandale « Un amas de cadavres !« , mais c’était aussi un scandale artistique et politique, le radeau symbolisant pour les libéraux antiroyalistes l’abandon de ses sujets par la monarchie.


Théodore Géricault le Radeau de la Méduse 1818-1819, huile sur toile 491 m x 716 cm Musée du Louvre
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Les faits : en juin 1816 sous la Restauration, La Méduse quitte l’île d’Aix pour le Sénégal, avec à son bord 400 personnes dont 160 soldats. Parmi eux le gouverneur de la colonie et des fonctionnaires, puisqu’il s’agit pour la France de récupérer ses comptoirs du Sénégal, occupés alors par les Anglais. La frégate est commandée par Hugues Duroy de Chaumareys, vicomte royaliste qui n’a pas navigué depuis 25 ans. Il n’a pas su éviter un banc de sable au large de la Mauritanie, et le bateau coule. Les officiers et les passagers de première classe s’enfuient, Duroy en tête, sur des canots de secours. Reste 150 hommes qui sont sur un radeau, et très vite, la mutinerie commence, d’autant plus que les soldats ont des couteaux et des sabres. Des hommes sont jetés à la mer et on commence à manger les morts. Quand l’Argus, qui passait par là les sauve, ils ne sont plus que 15. Le 1er novembre 1817, deux rescapés, un ingénieur et un chirurgien, racontent leur calvaire et le scandale déchaîne les passions.

Géricault les rencontre, ainsi qu’un charpentier présent sur la Méduse, à qui il commande une maquette du radeau, sur laquelle il disposera des figures de cire. Il multiplie par ailleurs les croquis en se procurant des corps à l’hôpital Beaujon tout proche. La toile mesure 491 x 716 cm. Plusieurs hommes viennent poser pour lui, dont Delacroix (de dos au premier plan) et le nègre, Joseph venu d’Haïti, première république noire indépendante..


TThéodore Géricault le Radeau de la Méduse croquis préparatoire
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Le 29 août 1819, Louis XVIII s’arrête longuement devant l’œuvre, qui, pour contourner la censure a été renommée “scène de naufrage” et dit à l’artiste: “Monsieur Géricault, vous venez de faire un naufrage qui n’en n’est pas un pour vous !”. Mais le tableau n’obtient pas le prix d’histoire … et les journaux royalistes se déchaînent : “On dirait que ce tableau a été fait pour réjouir les vautours !”.

Le point que tous passent sous silence, c’est la présence de trois noirs sur le radeau, surtout celle de Joseph, qui agite une étoffe pour faire signe au bateau qui arrive. Géricault a 27 ans, et a fait un geste fort, à l’époque où l’esclavage, rétabli par Napoléon, était encore en vigueur.

Ne trouvant pas preneur, l’œuvre a failli être découpée pour être vendue par morceaux. C’est l’un des amis du peintre qui l’a sauvé, en l’achetant 6 000 francs et en la cédant au Louvre pour la même somme.
Le ministre de la marine démissionne, le commandant, jugé devant une cour martiale, sera condamné à 3 ans de réclusion et à ne plus servir.
En 1820, à Londres, la toile connaît un succès retentissant et a été vue par 40 000 visiteurs. Géricault est mort à 33 ans.


Dix choses à savoir sur Le radeau de la Méduse

Edouard Manet peint le déjeuner sur l’herbe, autre contexte, autre scandale cette fois artistique et moral.


Edouard Manet, le déjeuner sur l’herbe 1862-1863 huile sur toile 208 x 264 cm Musée d’Orsay
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Nous sommes en 1863, en plein Second Empire triomphant. Cette toile, ainsi que beaucoup d’autres, a été refusée au Salon officiel et pour calmer la colère des artistes, Napoléon III a permis la tenue d’un salon parallèle, le Salon des Refusés. Le Déjeuner sur l’herbe provoque à la fois le mépris et l’hilarité. La toile est jugée mal peinte et indécente (depuis on considère qu’elle cristallise les recherches picturales les plus novatrices à l’époque). En 1863 on la nomme “La partie carrée” et la toile mesure 2 m par 2 m 60 et les personnages sont donc grandeur nature.

Le concert champêtre du Titien en 1509 au Louvre n’a jamais scandalisé personne, chacun s’accordant à penser que les deux jeunes femmes nues sont des Muses inspiratrices des poètes musiciens. Mais il s’est aussi inspiré d’une gravure réalisée d’après Raphaël. Il se situe donc bien dans une longue tradition. Mais le public de 1863 a reconnu Victorine Meurant, une femme légère qui pose pour des artistes, et considère que les deux hommes sont des étudiants oisifs qui s’offrent du bon temps. Et qui plus est, Victorine nous regarde effrontément ! Deux ans plus tard, Monnet, qui ne veut pas rater son admission au salon, propose une version moins choquante et plus habillée du même sujet, avec un traitement de la lumière naturelle qui annonce l’impressionnisme.


Claude Monet, le déjeuner sur l’herbe 1863-1864 huile sur toile 248 m x 217 cm Musée d’Orsay
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Puis Cézanne en 1870 se place au premier plan. Il en donnera plus tard une version plus aérée en 1877.

Et un siècle plus tard, Picasso a revisité plus d’une dizaine de fois le déjeuner de Manet.


Pablo Picasso, le déjeuner sur l’herbe 1970 huile sur toile 130 × 195 cm Musée Picasso, Paris
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La toile avait aussi inspiré à Jean Renoir un film, associant en 1959, nature et sexualité.

Deux ans après, en 1865, Manet expose Olympia, dont le modèle est aussi Victorine Meurent, et la composition elle aussi inspirée du Titien la Vénus d’Urbino. Elle aussi nous regarde, avec un chien blotti à ses pieds, pendant que deux servantes s’affairent pour préparer ses vêtements.


Edouard Manet, Olympia 1863 huile sur toile 130,5 × 191 cm Musée d’Orsay
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Chez Manet, le titre même désigne une prostituée, à qui la servante noire présente un bouquet envoyé par un admirateur ou un client. Le chat, est à connotation plus érotique que le chien. Manet veut à la fois se situer dans la grande peinture, et peindre ce qu’il voit. Il en fait aussi un morceau de bravoure pictural en jouant avec de nombreuses nuances de blanc et de noir. Le ruban au cou de l’Olympia a fait gamberger Michel Leiris, qui lui a consacré un livre brillant … mais qui est la servante noire ? Depuis l’exposition au musée d’Orsay “le modèle noir de Géricault à Matisse”, nous savons que c’est Laure, lingère et modèle occasionnel. La toile de Manet inaugure le thème de la prostituée vue sous l’angle du réalisme et non de la poésie (comme Nana de Zola) mais le peintre en son temps a été ridiculisé avec une rare violence (voir les caricatures de Cham et Bertall). Zola et Monet ont lancé une souscription publique pour que cette toile soit offerte à l’Etat.


Le scandale de l’Olympia

En 1970, Larry Rivers, pop-artiste américain, a donné une version en volume qui joue à intervertir les rôles entre la femme noire et la femme blanche. I like Olympia in black face. Rivers, évoque un autre scandale, celui de la ségrégation des Noirs aux États-Unis. Il y a ici une double opposition : maître-esclave, noir-blanc. Se trouve ainsi dénoncé l’arbitraire des conditions sociales des Afro-américains.

Pendant les derniers jours de l’exposition à Orsay “Splendeurs et misères. Images de la prostitution 1850-1910”, Déborah de Robertis, une artiste performeuse luxembourgeoise née en 1984, s’est allongée et dénudée dans la même position que la jeune femme sur le célèbre tableau. Elle était équipée d’une caméra portative pour filmer la réaction du public. Les agents ont rapidement fermé la salle et lui ont demandé de se rhabiller. Devant son refus, elle a été emmenée par la police. Le musée a porté plainte pour exhibition sexuelle, et elle est restée quelques heures en garde à vue. Elle n’en n’était pas à son coup d’essai, en mai 2014, elle avait exposé son sexe, devant l’origine du monde de Courbet de 1856 (longtemps à l’abri de la censure grâce aux collectionneurs privés). Peut-être que le musée d’Orsay regretta alors sa campagne de pub pour attirer des jeunes au musée.

Nous allons maintenant abandonner l’ordre historique pour réfléchir aux raisons, et aux situations qui soulèvent les polémiques.

Après Géricault, l’exposition de la mort continue à poser problème

Christophe David Nevinson a peint les chemins de la gloire en 1917, dans le cadre d’une commande officielle sous contrôle du major Lee.


Christophe David Nevinson, les chemins de la gloire 1917 huile sur toile 45,7 x 60,9 cm Imperial War Museum, Londres
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Sa toile montre, devant des barbelés, des soldats morts dans la boue. On lui interdit de l’exposer, au motif qu’elle pouvait être interprétée comme un signe de dégénérescence nationale, et à ce titre démoraliser le public. En mars 1918, la toile fut montrée dans le cadre d’une exposition personnelle de Nevinson mais enveloppée dans un grand papier barré du mot censure.

En Allemagne, Otto Dix, qui fut un soldat héroïque, récompensé pour ses 4 ans de combat, a livré un témoignage effroyable du conflit, et a peint après la guerre le désenchantement d’une société traumatisée.

La tranchée (1920-1923), était un immense tableau montrant une terre dévastée après un assaut d’artillerie.


Otto Dix, la tranchée 1923 huile sur toile 227 x 250 cm disparue
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Son marchand réussit à en négocier l’achat par le Wallraf Richartz Muséum de Cologne. À sa première présentation, elle était cachée derrière un épais rideau qu’il fallait écarter pour la voir … ce qui assura très vite à Dix une grande popularité. Mais un critique important demanda le retrait de l’œuvre et son renvoi à l’artiste, en prétendant qu’elle était “Sans profit moral pour le public”. Un autre critique influent déclara, “Ce Dix, pardonnez l’expression, a de quoi donner envie de gerber” et lança un argument politique : « À Cologne les ennemis français belge et anglais pourront à loisir contempler une œuvre qui exprimait la défaite de l’Allemagne”. Malgré de nombreuses protestations contre la censure, le directeur du Musée renvoya l’œuvre à l’artiste, ou plutôt à son galeriste. En 1928 elle rejoignit les collections du musée de Dresde, où on la cacha jusqu’aux sordides expositions d’art dégénéré. Et c’est en réponse à cette censure que Dix a peint en 1929 la guerre, qui combine la tranchée et le souvenir du retable d’Issenheim de Grunewald. L’original de la tranchée a été perdu.

Quittons le contexte de la guerre avec André Serrano, artiste américain né en 1950. La morgue est une série de photographies réalisées en 1991-1992. Ce sont des fragments de corps autopsiés, mais cadrés et voilés de telle sorte qu’avant d’être mort, ce sont des personnes, comme endormies. Seuls les titres sont explicites : assassiné par 4 hommes, méningite foudroyante, infection pulmonaire …


André Serrano, assassiné par 4 hommes 1991 photographie 28 x 35 cm
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Cadrage resserré, lumière vive, arrière-plan totalement neutre, étoffe contribuant à donner une impression de calme et de sérénité.
Aux États-Unis certains groupes, notamment religieux, ont été choqués, reprochant à l’artiste de désacraliser la mort en la rendant esthétique.

La même année 1991 en Angleterre Damien Hirst, né en 1965, fasciné par la mort depuis depuis son plus jeune âge, expose des animaux dans le grands caissons de verre remplis de formol. La série s’intitule « histoire naturelle ». Il travaille avec des cadavres d’animaux dont la putréfaction est ralentie, parfois il les découpe en 2 morceaux, le tout avec ces commentaires : “J’espère que vous vous rendez compte que c’est une métaphore de vous visiteur”.


Damien Hirst, Le mouton noir et la corne d’or 2009 Véritables brebis conservées dans du formol
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Il estime se placer dans la lignée de Francis Bacon, les caissons de verre remplaçant les cages dans lesquelles Bacon enferme ses personnages en souffrance. “Pour que l’art soit plus vrai que la peinture”. À Londres Damien Hirst (sponsorisé et financé par Saatchi) a fait scandale notamment auprès des défenseurs des animaux, mais en même temps cette exposition a reçu des milliers de visiteurs et a assuré sa notoriété internationale.

En 2007, for the love of God, est la réplique en platine du crâne d’un homme du 18e siècle incrusté de 8 601 diamants.


Damien Hirst, for the love of God 2007
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Là, le scandale dans le milieu artistique n’est pas d’ordre artistique, le crâne est alors très à la mode mais dans l’ordre éthique. L’artiste l’a vendu directement aux enchères, pour 100 millions de dollars, sans passer par une galerie ou un collectionneur, ce qui est la procédure habituelle.

En 2009 Günther Von Hagens est un anatomiste allemand, inventeur de la plastination, une technique visant à conserver des corps après leur décès. Le problème vient de leur exposition. Un article du code pénal français stipule que toute atteinte à l’intégrité du cadavre, par quelque moyens que ce soit, est punie d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende. Pourtant Von Hagens a organisé diverses expositions, à Berlin, New York, Montréal, en Californie, au Japon, à Bâle. Seule Paris a refusé une exposition en 2009, qui devait avoir lieu au Musée de l’Homme et à la Cité des Sciences de la Villette car le comité consultatif national d’éthique, a soupçonné l’anatomiste d’un un trafic de condamnés à mort chinois, utilisés à des fins médicales sans autorisation des familles. Par contre à l’exposition avait déjà été accueillie à Lyon et à Marseille.


Günther Von Hagens, sections verticales d’un homme 2013
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Les partisans affirment l’intérêt pédagogique, les détracteurs évoquent l’incitation à la curiosité morbide. Mais une question demeure: qu’est-ce que l’art ? En effet, il existait au 18e siècle une tradition de figures de cire, dont les organes exposés avaient une visée d’enseignement dans les écoles de médecine, voir Clémente Susini, et Honoré Fragonard.

Blu est un street artiste originaire d’Argentine, dont les interventions portent un regard critique sur la société contemporaine. Invité à Los Angeles par une commande du MOCA, il a peint un grand mur de cercueils avec à la place du drapeau américain des dollars.


Blu, street-art Los Angeles, 2011
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Ce mur était situé non loin d’un mémorial d’un département militaire. En raison de cette proximité, le commanditaire, qui en ignorait initialement le contenu, a lui-même décidé de faire recouvrir l’œuvre. Cet acte de censure a fait polémique auprès de certains concitoyens et même de vétérans, qui trouvaient la dénonciation justifiée. En réponse, Blu a peint le directeur du MOCA en ayatollah.
Voir d’autres réalisations de Blu.

En 2017, le Whitney Museum de New York a exposé un tableau de Dana Schutz, une artiste américaine née en 1976 « Queen casket » cercueil ouvert 2016 inspiré des photos du visage tuméfié de l’adolescent afro-américain américain, Ematt Till, victime d’un lynchage en 1955.


Dana Schutz, Queen casket, 2016 huile sur toile
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Des associations ont demandé que le musée retire cette peinture, au motif que la peinture d’une blanche n’était pas légitime pour représenter la souffrance noire. N’ayant pas obtenu satisfaction, des militants de cette association se sont interposés devant les visiteurs afin que le tableau ne soit pas vu.

Ici la demande de censure relève de l’accusation d’appropriation culturelle qui sévit depuis quelques années dans tous les domaines : théâtre , cinéma , littérature.

Dans un style presque analogue, la toile de Henri Taylor de la même année, le meurtre de Philando Castile montrant un homme noir, tué par la police lors d’un contrôle routier, n’a posé aucun problème, parce que là l’artiste est lui-même un afro-américain.


Henry Taylor, le meurtre de Philando Castile, 2016
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