Don Quichotte et les artistes

D’innombrables illustrateurs japonais, russes et, parmi eux, j’aime bien un peintre français, Marcel Nino Pajot, pour le regard tendre et humoristique qu’il porte sur le personnage.

Marcel Pajot, est autodidacte, né en 1945, géomètre et peintre, et jouit d’ une notoriété dans sa région, le Périgord. Don Quichotte est son personnage préféré.


Marcel Nino Pajot, Don Quichotte 1968
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Marcel Nino Pajot, Don Quichotte Technique mixte sur toile 97 x 130 cm
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Voir également :
Les illustrations de Pajot.

Reinhold Metz, né en 1942, est exposé dans la collection d’Art Brut à Lausanne.
Né en 1942 à Karlsruhe, en Allemagne, élevé par sa grand-mère, puis par une vieille tante, il souffre de solitude, n’aime pas l’école, mais se passionne pour les livres et rêve de devenir écrivain. Il passe un temps à écrire, mais ses manuscrits sont tous refusés par les éditeurs. Il trouve un emploi dans une bibliothèque et, vers l’âge de 30 ans, se sent investi d’une mission : faire revivre l’âge des manuscrits illustrés à la manière des moines copistes du Moyen Âge. Il se met à calligraphier et enluminer Don Quichotte de Cervantès en espagnol, en allemand et en français. Il dédie son travail à l’Unicef puis à Jean Dubuffet. Il travaille avec une encre de couleur vive et brillante sur un papier de cuve très absorbant. Chaque livre est constitué de 270 pages manuscrites où texte et images forment un tout indissociable.


Reinhold Metz, Don Quichotte Aquarelle, laque et encre de Chine sur papier 53,5 x 39,5 cm Lausanne, Collection de l’art brut
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Voir représentations de Don Quichotte de Reinhold Metz

Gérard Garouste est né en 1946. Il est peintre, connu internationalement depuis les années 80. Dans un livre intitulé L’Intranquille, il racontait ses dix années en hôpital psychiatrique pour des troubles délirants et une grave dépression. Diagnostiqué tantôt maniaco-dépressif, tantôt bipolaire, il dit qu’aujourd’hui encore, où la peinture l’a sauvé de la dépression, il craint toujours d’être fou. Garouste s’est sauvé par la peinture, mais d’abord par la lecture des grands livres, dont La Divine Comédie de Dante, Ovide, Rabelais, les textes juifs anciens. Il a donc trouvé en Don Quichotte un double particulièrement fascinant. Lui aussi est un érudit fragile, dont l’imagination fertile part au galop. Il avait contacté Diane de Selliers, l’éditrice, parce qu’il souhaitait qu’elle l’introduise à la Bibliothèque nationale pour consulter les exemplaires originaux du livre de Cervantès. C’est ainsi qu’elle lui a proposé l’illustration de l’ensemble de l’œuvre en 1987. Il réalisa 150 gouaches et 126 lettres ornées.
Comme Dalí, Garouste ne colle pas au texte de façon littérale. Il est figuratif, mais pas réaliste. Il y a chez lui tout un travail de déformation, de dislocation des corps, à interpréter symboliquement bien sûr.
Il a créé une œuvre ouverte, en résonance avec sa propre démarche, parallèle à l’inépuisable Don Quichotte dont il connaît parfaitement toutes les épaisseurs de sens.
Je me propose de vous raconter quelques épisodes de cette épopée tout en regardant l’étonnant travail de Garouste, sans cohérence dan le fil de l’histoire bien sûr, dont je n’ai sélectionné que quelques moments forts..


Gérard Garouste, Don Quichotte 1987
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Et d’abord en couverture, ce Janus à deux têtes, Don Quichotte et Sancho Panza, qui représentent deux caractères opposés, certes, mais deux visages de l’homme en général : l’idéaliste, le rêveur, et le pragmatique réaliste qui, dans bien des épisodes de ce roman, sont complices et unis par les mêmes convictions.


Gérard Garouste, Don Quichotte 1987
«Il s’approcha de la taverne, qui lui semblait un château et retint la bride à Rossinante, attendant que quelque nain se mit entre les créneaux pour donner le signal avec une trompette qu’il arrivait un chevalier au château »
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Gérard Garouste, Don Quichotte 1987
«Il s’approcha de la porte de la taverne et vit les deux filles débauchées qui étaient là, lesquelles lui semblèrent deux belles demoiselles ou deux gracieuses dames qui s’ébattaient devant la porte du château »
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Gérard Garouste, Don Quichotte 1987
« Le châtelain, empli d’appréhension, apporta le livre où il écrivait l’orge et la paille qu’il donnait aux muletiers, et, avec un petit bout de chandelle, il s’en vint auprès de Don Quichotte, lui commanda de se mettre à genoux, et, lisant son manuel comme s’il eût dit quelque dévote oraison, il leva la main et lui donna un grand coup sur le col et après icelui du plat de son épée un gentil coup sur le dos, marmonnant comme s’il eût prié Dieu »
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Gérard Garouste, Don Quichotte 1987
« Il commença à donner à notre don Quichotte tant de coups qu’en dépit de ses armes il le moulut comme blé »
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Gérard Garouste, Don Quichotte 1987
« Je sais qui je suis, répondit don Quichotte, et sais que je peux être non seulement ceux que j’ai dits, mais aussi les douze pairs de France et tous les neuf preux de la Renommée : car mes hauts faits et gestes surpasseront ceux qu’ils ont jamais fait tous ensemble »
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Gérard Garouste, Don Quichotte 1987
«Guéri de la maladie de la chevalerie, il n’y aurait guère à faire, qu’il ne lui vînt en fantaisie de se faire berger et s’en aller par les bois et par les prés, chantant et touchant du luth,et, ce qui serait encore pis, de se faire poète : car, comme on dit, c’est une maladie incurable et contagieuse. »
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Gérard Garouste, Don Quichotte 1987
« Cette nuit-là, la gouvernante brûla tous les livres qu’il y avait en la cour et en toute la maison, et il y en eut de brûlés qui méritaient d’être gardés en des archives perpétuelles… »
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Gérard Garouste, Don Quichotte 1987
«Il accourut au grand galop de Rossinante donner dans le premier moulin qui était devant lui, et lui porta un coup de lance en l’aile : le vent la fit tourner avec une telle violence qu’elle mit la lance en pièces, emmenant après soi le cheval et le chevalier, qui s’en furent rouler en bon espace parmi la plaine. »
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Gérard Garouste, Don Quichotte 1987
« Je le pressai de lire le commencement, ce qu’il fit, et tournant à l’impromptu l’arabe en castillan , dit qu’il y avait : Histoire de Don Quichotte de la Manche, écrite par Cid Hamet Ben Engeli, historien arabique.
Il me fut besoin d’une grande discrétion pour dissimuler le contentement que je reçus lorsque le titre de ce livre parvint à mes oreilles… »

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Voir les représentations de Don Quichotte.

De façon très inattendue, en 2022 et 2023, Abraham Poincheval a réalisé une performance intitulée «chevalier errant». Cet artiste contemporain est connu pour ses performances cocasses, impliquant les notions d’enfermement, de solitude, de survie, de patience. Il a vécu notamment enfermé dans une peau d’ours au Musée de la chasse et de la Nature, il a couvé des œufs jusqu’à éclosion, il s’est, pendant les JO de 2024, laissé flotter sur la Seine enfermé dans une bouteille… Là, en 2022 et 2023, il s’est enfermé dans une véritable armure médiévale , extrêmement lourde, et a sillonné ainsi les routes de Bretagne, puis du Canada sur plus de 200 km.

Cette performance fait revivre dans notre monde contemporain l’anachronique chevalier errant Don Quichotte qui, au XVII° siècle, semblait surgir d’un livre de chevalerie médiéval.

Voir le chevalier à la triste figure.

Introduction sur la biographie (très supposée) de Cervantès (1547-1616), la même année que Shakespeare.
On n’a aucun portrait de lui. Miguel de Cervantès appartient à une famille modeste, de lointaine ascendance noble. Sa famille, avec sept enfants, est pauvre, le père est barbier. Miguel est né près de Madrid, mais au gré des déménagements de ses parents, on sait qu’il a appris les lettres à Séville et a été le disciple d’un humaniste espagnol, influencé par Érasme. Sa vie a été très mouvementée, violente même.
Ayant choisi l’armée, il s’est engagé pour aller combattre les Turcs en Méditerranée et, blessé à la bataille de Lépante, a perdu l’usage de sa main gauche.
Capturé, il est resté cinq ans esclave à Constantinople. Une fois relâché, il est chargé par Philippe II, qui prépare une invasion de l’Angleterre avec son Invincible Armada, d’approvisionner les galères et les équipages en Andalousie, réquisitionnant huile et céréales, se heurtant à l’animosité des paysans et des propriétaires. Lui-même, mal payé, détourne de l’argent et est arrêté et excommunié. C’est là, pendant sa détention à Séville, qu’il écrit la première partie de Don Quichotte.
Après la défaite de l’Invincible Armada et la mort de Philippe II, Cervantès retrouve sa famille et obtient d’imprimer Don Quichotte, qui connaît un succès immédiat (cinq réimpressions dès 1605). Aussitôt célèbre, son roman est traduit en anglais et en français. Il se consacre à l’écriture d’autres textes.
En 1615, piqué par la publication d’une contrefaçon signée du pseudonyme d’Avellanada, un Don Quichotte apocryphe, il décide de rédiger la suite de son Don Quichotte et, pour clore une éventuelle suite qu’il redoute, fait mourir son héros. Ce n’est qu’à la fin de cette seconde partie, après quantité d’aventures mêlant le gentilhomme réel et son double de fiction, que le héros recouvre la raison et la perception de la réalité. Don Quichotte est redevenu le simple hobereau de Castille qu’il était au départ.

Le succès de Don Quichotte
La modernité de ce roman mêlant réalisme et humour marque une rupture avec tous les récits de l’époque.
D’abord par son approche ironique de la notion d’auteur, Cervantès nous apprend en cours de route que l’auteur du récit que nous lisons est un historien maure, Cid Hamet Ben Engeli, qui l’aurait d’abord rédigé en arabe. Ainsi, le narateur-éditeur Cervantès se met à l’abri des obstacles dressés par les autorités religieuses et séculières à cette époque, [l’Inquisition ordonnant volontiers des autodafés}. Cervantès a déclaré que les premiers chapitres sont tirés des archives de la Manche et le reste traduit depuis l’arabe de l’auteur maure Cid Hamet Ben Engeli par un traducteur lui-même mauresque. L’auteur procède ainsi pour replacer son œuvre parmi les romans de chevalerie de l’époque qui s’annonçaient traditionnellement comme des traductions du grec,du latin ou de l’arabe. Pour cela, il invente un auteur à la fois arabe et historien. Mais ce pseudo-auteur joue un rôle dans le roman.
Ensuite parce que l’auteur imagine dans la seconde partie que Don Quichotte et Sancho Panza sont célèbres et le savent. Ils rencontrent donc des interlocuteurs qui ont lu leurs aventures et jouent le jeu de conforter Don Quichotte dans ses délires.
Enfin parce qu’avec ce roman naît l’idée d’un héros problématique à la fois ridicule et attachant, dont le conflit permanent avec la réalité permet de jouer entre la fiction et le vraisemblable, et avec les jeux de l’illusion de critiquer les autorités politiques et religieuses et les discours identitaires hérités de la colonisation.
L’humour est partout, notons par exemple que «Quichotte» est le nom espagnol du cuissot, une pièce d’armure protégeant le haut de la jambe et « De la Mancha » a deux sens. Le premier, c’est la région de Tolède, le second, « la Mancha » signifie la bêtise.

Résumé de l’intervention
Le roman Don Quichotte de Miguel de Cervantès relate l’histoire d’Alonso Quijana, un hidalgo cinquantenaire de la Manche, dont la passion dévorante pour les romans de chevalerie le pousse à se proclamer chevalier errant sous le nom de Don Quichotte de la Mancha. Il nomme son vieux cheval Rossinante et idéalise une paysanne voisine, Aldonsa Lorenzo, en sa dame Dulcinée du Toboso. Lors de sa première sortie, il est adoubé de manière burlesque dans une auberge qu’il prend pour un château.

Bien que le roman critique les peintres, le personnage de Don Quichotte a inspiré de nombreux artistes à travers les siècles. Sa silhouette iconique avec Sancho Panza est reconnaissable mondialement. Picasso et Antonio Saura l’ont représenté par des dessins. Des artistes comme John Vanderbank, Adolph Schroedter et Goya l’ont souvent dépeint comme un érudit plongé dans ses livres, soulignant la dualité du personnage, à la fois illuminé et lettré. Goya a notamment exploré la confusion entre réel et imaginaire chez Don Quichotte, un thème repris par des illustrateurs ultérieurs.

Charles-Antoine Coypel a illustré les épisodes principaux, transposés en tapisseries. Gustave Doré a réalisé une série d’eaux-fortes détaillées qui ont contribué à une nouvelle appréciation du roman au XIXe siècle, le présentant comme une critique sociale et une célébration de l’éthique du héros. Honoré Daumier a exploré la figure de Don Quichotte dans des peintures sobres, mettant en avant son rapport à la nature.

Des visions plus dynamiques ont été proposées par José Guadalupe Posada, l’intégrant à la tradition mexicaine de la fête des morts, et par Salvador Dalí, fasciné par ses délires. Dalí a produit des œuvres surréalistes représentant un Don Quichotte jeune et transformé, utilisant des techniques innovantes pour ses lithographies. Des artistes contemporains comme Roc Riera-Rojas, Octavio Ocampo, Marcel Nino Pajot, Reinhold Metz et Gérard Garouste ont également interprété le personnage, chacun avec son style unique. Garouste, en particulier, a vu en Don Quichotte un double de sa propre fragilité d’érudit. Plus récemment, Abraham Poincheval a réalisé une performance en se transformant littéralement en chevalier errant.

Le texte offre également un aperçu de la vie mouvementée de Miguel de Cervantès, marquée par la guerre, la captivité et des difficultés financières. C’est durant une de ses incarcérations qu’il aurait commencé à écrire Don Quichotte, qui connut un succès rapide après sa publication. La modernité du roman réside dans son mélange de réalisme et d’humour, son approche ironique de la narration avec la figure de l’historien maure Cid Hamet Ben Engeli, et la conscience de leur propre célébrité par les personnages dans la seconde partie. Don Quichotte a introduit un nouveau type de héros, à la fois ridicule et attachant, dont le conflit avec la réalité permet une critique sociale et politique. L’humour est présent jusque dans le nom du héros et de sa région.

En somme, Don Quichotte est une œuvre fondatrice de la littérature moderne, dont la richesse et la complexité ont inspiré d’innombrables artistes et continuent de fasciner par son exploration de la folie, de l’idéalisme et de la nature humaine.

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