Le voyage à Venise a enchanté tous les participants. La Biennale 2024 ouverte à tous les oubliés de l’histoire de l’art nous a fait découvrir de nombreux artistes et des pratiques étonnantes.
Nous avons été dépaysés par les choix du commissaire brésilien désigné cette année, Adriano Pedrosa, mais aussi dans les pavillons nationaux répartis un peu partout dans la ville. Les expositions « collatérales » nous ont permis aussi de voir les derniers travaux d’Ernest Pignon Ernest à l’espace Vuitton, l’amusante réinterprétation que Francesco Vezzoli fait des primitifs italiens du musée Correr, les étonnantes vidéos de Pierre Huyghe à la Pointe de la Douane, les grandes peintures – palimpsestes de Julie Mehretu au Palazzo Grassi, l’installation des pleureuses de Berlinde de Bruyckere à San Giorgio Maggiore, les belles peintures abstraites de Chu Teh Chun à la fondation Cini et les portraits surréalistes d’Ewa Juszkiewicz au Palazzo Cavanis… entre autres. Des journées bien remplies qui nous ont permis de profiter d’ambiances variées dans Venise.
Intervenant : Agnès Ghenassia
La Biennale de 2022 était consacrée aux artistes femmes. Celle-ci a fait un autre choix, lui aussi sans doute nécessaire aujourd’hui. Le commissaire Adriano Pedrosa a voulu montrer une histoire de l’art dont l’Occident, pour une fois, est quasiment exclu et ceci, dit-il : « C’est une provocation. » Le nom générique qu’il a choisi est “étranger partout” c’est à l’origine un néon du collectif Claire fontaine. Pourquoi est-ce une provocation ? Cela l’est sans doute pour les racistes et les homophobes. Cette biennale se situe également dans le contexte de l’Italie, dirigée actuellement par l’extrême droite et dont le directeur de la biennale est Pietrangelo Buttafuoco un intellectuel d’extrême droite. Le commissaire général Adriano Pedrosa est né au Brésil en 1965, directeur artistique du musée de Sao Paulo. A chaque interview donnée au moment de l’ouverture de biennale, il a précisé qu’il était lui-même homosexuel.
Dans les cartels des artistes présentés, sont indiqués ceux qui appartiennent à la communauté LGBT ou queer.
Il a rassemblé 331 artistes nés hors d’Europe, ou européens contraints à l’exil pour des raisons politiques ou économiques, des artistes pour certains qui se sentent étrangers partout en raison de leur orientation sexuelle et quelques-uns, qui, considérés comme aliénés, relèvent de l’art brut.
L’effet positif de cette biennale, c’est que l’on n’avait jamais vu à Venise autant d’artistes qui nous étaient inconnus ; l’effet réprouvant, c’est que les migrations et leur drame ont été très présents.
1- Les Gardini, le pavillon central
Le pavillon central est l’un des deux lieux où s’exerce la sélection d’Adriano Pedrosa.
En temps normal, c’est un pavillon à l’architecture néoclassique, façade blanche … ici méconnaissable car entièrement recouvert de peinture réalisée par un collectif d’autochtones amazoniens “Makleu”, un monde de légendes peuplé d’animaux : superbe !
Voir un détail.
La première salle est occupée au centre par une forêt de bambou réalisée par Ione Saldanha, (1919- 2001) une artiste brésilienne dans les années 60-70.
Elle les a récoltés, séchés pendant un an, peint en blanc puis recouverts de peintures acryliques.
On voit le raffinement coloré, installation à grande échelle.
Tout autour dans la même salle, étaient présentés des artistes du 20e siècle en provenance de tous pays et qui ont pratiqué une abstraction géométrique.
Puis dans la salle suivante, nous découvrons les peintures de Bertina Lopes née au Mozambique en 1929 et morte à Rome en 2012. C’était une activiste politique et dans sa pratique, elle fusionne des éléments de la culture européenne (cubiste en particulier) avec ceux du continent africain : masques, totems, parfois accompagnés de paille, de plumes, de tissus colorés.
Ce tableau rappelle Guernica dans le traitement des visages et des gestes des personnages.
Mais même temps elle fait également des choses qui relèvent un peu des masques, ou des totems plus spécifiquement africains.
Ici, il s’agit d’une cène avec le Christ au centre.
Ici un portait accompagné de paille, de plumes, de fragments de tissus colorés.
Dans la même salle, on découvre des sculptures de Victor Fotso Nyié né au Cameroun en 1990, qui vit en Italie. Ce sont des portraits sculptés qui mêlent l’esthétique des statuettes africaines et celles des personnages de science-fiction.
Ses modèles sont les sœurs et la mère de l’artiste. Ils ont été modelés en argile, puis recouverts d’or à la troisième cuisson.
Un peu plus loin, se trouve Omar Mismar artiste libanais né en 1986. Il réalise des mosaïques suivant la même technique que celles que l’on peut trouver des les villas romaines. Il a réinterprété en mosaïque la couverture bon marché en polyester, emblématique des conditions de vie des réfugiés. Il donne à cet objet un statut tout à fait différent.
Techniquement, son travail est bluffant car, posé au sol, il crée des effets d’ondulation alors que la mosaïque est tout à fait plane.
Dans la même salle, au mur, une empreinte de corps de Teresa Margolles née au Mexique en 1963, qui vit entre Mexico et Madrid.
Tela Venezuelana 2019 est une silhouette humaine imprimée sur un tissu blanc, et sa couleur brune vient du sang séché d’un jeune vénézuélien tué à la frontière colombienne. L’artiste a placé le tissu sur son corps lors de l’autopsie.
Le rapprochement avec l’œuvre précédente donne beaucoup de puissance à cette salle.
Toute l’œuvre de Teresa Margolles est le témoignage de la brutalité vécue par des milliers de migrants pendant leur long voyage.
Dans une petite salle à côté, Alexandra Ferrini (artiste chercheuse italienne née en 1984 vit à Londres) présente un film qui est le fruit de 5 années de ses recherches universitaires et qui s’intitule “Kadhafi à Rome, anatomie d’une amitié 2024”.
Ce titre fait référence au traité d’amitié de coopération et de partenariat entre l’Italie et la Libye, signé par Mouammar Kadhafi et Sylvio Berlusconi en 2008.
À partir des images de la rencontre controversée entre les deux chefs d’État, le court-métrage analyse les accords diplomatiques qui ont redessiné la politique migratoire en Méditerranée.
Elle fait comme si elle disséquait ce moment de l’histoire.
Pour expliquer son titre « anatomie d’une amitié« , dans son installation, elle a disposé des rideaux et des sièges, qui renvoient au premier théâtre anatomique de Padoue.
Ensuite, il y a deux salles, qui sont indiquées comme noyau historique qui présentent une collection de portraits, dont je n’ai retenu pour vous que ceci :
Affandi artiste indonésien (1907-1990), autodidacte et actif dans le mouvement de guérilla pendant la période révolutionnaire … mais cet autoportrait lui a valu un doctorat honorifique de l’Université de Singapour.
Olga Costa, 1913-1993 est née à Leipzig de parents russes juifs qui avaient fui les persécutions en Russie. En Allemagne le père d’Olga a été arrêté plusieurs fois et finit par fuir, avec sa famille au Mexique où Olga a fait une brillante carrière de peintre.
Frida Kahlo mexicaine (1907-1954) a intégré dans ce petit autoportrait le visage de son mari Diego Rivera alors même que Diego la trompait avec Maria Félix, une artiste mexicaine. Pour montrer sa douleur, ses cheveux lui enserrent le cou.
Lorna Selim, (1928–2021) est née au Royaume-Uni, mais ses racines étaient irakiennes. En 1950 elle a fait un voyage à Bagdad et a été fascinée par les habitants des campagnes. Ici, en 1958, une mère et ses enfants qui, pour elle, avaient le hiératisme des figures de l’art sumérien du troisième siècle avant Jésus-Christ.
Retour vers nos contemporains avec les peintures minimalistes de Evelyn Taocheng Wang, une artiste chinoise née en 1981, qui vit à Rotterdam. Elle se dit fascinée par les peintures d’Agnès Martin, qu’elle n’a jamais vu en vrai mais qu’elle a découvert dans des catalogues. Elle a eu connaissance d’un carnet qu’Agnès Martin remplissait au fur et à mesure de son travail.
Evelyn Taocheng Wang a suivi littéralement les légendes des notes qui accompagnent les travaux d’Agnès Martin, indiquant par exemple la quantité d’eau utilisée. C’est pourquoi on trouve dans ses réappropriations, des fleurs dans un verre de whisky quelques fruits etc.
Elle a reproduit sur le côté des éléments figuratifs en piochant dans les notes d’Agnès Martin.
Ce n’est pas très spectaculaire, mais cela reste une démarche étonnante de la part d’une artiste asiatique de se passionner pour une peintre canadienne.
Kang Seung Lee, né en 1978 en Corée, vit à Los Angeles. Toute une salle est consacrée à ses recherches de documents et de matériaux pour évoquer, par le dessin, la broderie, les photos, les petits objets, les figures artistiques de coréens décédés des suites du sida. Ce sont des micro histoires (qui nous échappent) relevant de la culture queer, réalisé avec un grand raffinement.
Les supports sont traités comme des fragments de peau.
Cet artiste fait partie des collections du Guggenheim de New York, du musée de Séoul et du Getty Institute à Los Angeles.
Louis Fratino est un peintre américain né en 1993 à New York. Il peint le corps masculin dans des espaces domestiques et il cherche à capter l’intimité de la vie queer. Ses cadrages sont particulièrement intéressants.
Il bascule la perspective.
On voit le corps nu allongé au premier plan et les pièces de l’appartement vues à travers la fenêtre.
Dans le métro où les corps se touchent.
Des scènes plus intimes.
Parfois très crues.
Bhupen Khakhar est un peintre indien (1934-2003). Homosexuel, il a fait dans les années 80 les premières peintures en Inde à traiter du tabou social de l’homosexualité, mais d’une façon discrète.
Les pêcheurs à Goa 1985 l’un est habillé, l’autre en maillot de corps, et le troisième est nu. Gestes affectueux entre les deux personnages de gauche.
Seuls les gestes suggèrent. Ses œuvres sont exposées à Londres, Kassel, Amsterdam, New York et Tokyo.
Dans la salle suivante, on découvre le travail de Liz Collins, américaine née en 1968 qui revendique, son appartenance à la communauté queer, ainsi que sa passion pour Sonia Delaunay. Comme Sonia Delaunay, elle crée des œuvres textiles, mais aussi des peintures et des vêtements.
Ici, elle présente deux énormes tapisseries aux couleurs vives évoquant un arc-en-ciel jaillissant des sommets de montagnes sur un ciel sombre.
Et ici la foudre qui s’abat comme un cyclone en rotation. C’est entièrement en tapisserie de laine.
On aborde tout autre chose avec les dessins d’Aloïse Corbaz (1886-1964) qui a passé la majeure partie de sa vie dans un hôpital psychiatrique en Suisse, où elle a créé les célèbres œuvres à la fois surréalistes et romantiques réalisées aux crayons de couleur et au pastel à l’huile. Toute une salle est consacrée à Aloïse Corbaz.
Avec des princesses qui rencontrent les princes.
Remarquez la tête de l’homme qui est entre les deux seins.
C’est Dubuffet qui l’a fait entrer dans sa collection d’art brut.
Par contre, dans la pièce suivante, nous ne connaissions pas Madge Gill (1882-1961) et c’est une belle découverte !
Anglaise, après une vie mouvementée et secouée par des deuils dont la perte de 2 de ses enfants, elle s’est consacrée à l’écriture, au dessin, et à la broderie pour traduire ses hallucinations.
Elle est exposée ici avec un grand mur entier peuplé de visages féminins inexpressifs, d’escaliers et de damiers dessinés minutieusement au crayon de couleur en saturant l’espace.
Détail des figures de femmes qui sont prises dans des tourbillons