Si les procédures de déformation, de défiguration sont toujours nombreuses et variées, plusieurs artistes, eux, soulignent le caractère de ”masque social” du visage, victime d’une uniformisation des modèles esthétiques. Enfin, d’autres utilisent le portrait pour dénoncer le règne du chacun pour soi, d’une société dont les individus ont cessé de communiquer entre eux.
Intervenante : Agnès Ghenassia
Pour comprendre certaines postures contemporaines, il est bon parfois d’interroger les mythes, et de revenir aux sources mythologiques du portrait.
1 – Les sources mythologiques du portrait
Pline l’Ancien raconte ainsi l’invention du portrait. Un soir, avant d’aller rejoindre son régiment, un jeune soldat rend une dernière fois visite à sa fiancée, la fille du potier Dibutades de Corinthe. Dans la pièce, la lampe projette l’ombre du jeune homme sur le mur, et la jeune fille trace une silhouette sur la paroi pour conserver l’image de celui qui demain sera loin d’elle. Son père, appliquant de l’argile sur cette esquisse, en fit un relief modelé, qu’il fait cuire avec ses poteries.
Voir un commentaire.
Jean-Baptiste Regnault, Dibutadès ou l’origine de la peinture (1786) huile sur toile 105 x 140 cm Château de Versailles
(cliquer sur l’image pour l’agrandir)
C’est ce qu’illustre le tableau de Jean-Baptiste Regnault, Dibutadès ou l’origine de la peinture au 18e siècle.
Karen Knorr, The Pencil Of Nature (1995) huile sur toile 122 x 122 cm
(cliquer sur l’image pour l’agrandir)
Et, dans un retournement féministe, en 1995 Karen Knorr photographe anglo-américaine, montre une femme prélevant elle-même la silhouette de son ombre, en présence d’une statue masculine : La fille de Dibutalès.
Marcel Duchamp, With my tongue in my cheek (1959) Plâtre, crayon sur papier monté sur bois 25 x 15 x 5,1 cm Centre Pompidou Paris
(cliquer sur l’image pour l’agrandir)
C’est aussi cette légende qu’évoque le geste de Marcel Duchamp en 1959 lorsqu’il associe le dessin de son profil à un relief en plâtre. On sait que Duchamp raffolait des jeux de mots, et cette oeuvre s’intitule “With my tongue in my cheek” en anglais cette expression signifie se mordre la langue pour ne rien dire, lorsqu’on se moque intérieurement de quelqu’un. Voir un commentaire (centre Pompidou).
Mais revenons au mythe. Ce qu’il souligne, c’est que le portrait a une fonction de substitution, une fonction de mémoire et une fonction funéraire ce qu’Alberti, à la Renaissance, formule ainsi : « Le portrait rend présent, les absents et les morts« .
Les portraits mortuaires réalisés par moulage ont été pratiqués dès l’Égypte ancienne, mais c’est une tradition qui a perduré et a connu une apogée au 19e siècle.
En 1960 Man Ray réalise un assemblage intitulé l’inconnue de la Seine, un masque mortuaire en plâtre, et un triangle de bois. L’inconnue de la Seine, c’est le nom donné en 1865 à une jeune fille non identifiée repêchée sans vie dans la Seine : suicide ? meurtre ? accident ? on l’ignore, mais comme elle avait un visage de Madone, le médecin légiste avait réalisé son masque, qui, reproduit en centaines d’exemplaires au début du 20e siècle, était devenu un ornement populaire. En 1960, aux États-Unis il servait de mannequin d’apprentissage des premiers secours. Entre-temps, Jules Supervielle en parle dans L’Enfant de la haute mer (1931), Vladimir Nabokov lui consacre un texte en 1934 et Aragon l’évoque dans Aurélien.
Il surgit encore en 2013, dans un travail de Bianca Artopé, née en 1973 à Munich. Elle a étudié l’architecture à l’Université technique de Munich (1994-2001), elle a fait un séjour de travail à San Francisco (1997-1998), puis elle a travaillé dans plusieurs agences d’architecture et de design (2001-2012). C’est une artiste habituée des collages numériques.
Bianca Artopé, L’inconnue de la Seine (2013) Transfert d’image, pigments en résine époxy 20 x 20 x 3 cm
(cliquer sur l’image pour l’agrandir)
Son inconnue de la Seine permet de voir en surimpression, un plan de Paris, ainsi que des effets de ruissellement.
Yves Klein, Portraits reliefs (1962) Transfert d’image, pigments en résine époxy 20 x 20 x 3 cm
(cliquer sur l’image pour l’agrandir)
Un an avant sa mort, Yves Klein, en 1962 avait entrepris de faire, par moulages, des “portraits reliefs” de ses amis, en les faisant poser bras tendus le long du corps et poings serrés, avant de les plâtrer, puis de les peindre en bleu IKB et de les clouer sur des panneaux tapissés de feuilles d’or pour saisir le corps vivant, et lui donner un caractère d’éternité.
Pascal Convert né en 1957, il s’intéresse lui aussi, au portrait. Les opérations nécessaires à la fabrication de cette pièce sont multiples et complexes. Il faut compter une durée d’une année du projet à la réalisation finale. Seule la compétence de la Manufacture nationale de Sèvres pouvait permettre la production de cette œuvre qui comporte les étapes suivants :
1 – moulage de la tête à partir d’un enregistrement laser (scanner)
2 – la tête moulée a été recouverte de barbotine, puis démoulée après estampage pour obtenir une empreinte négative
3 – émaillage bleu de Sèvres par trempage avant cuisson
4 – publication de l’urne.
Pascal Convert, Autoportrait (1992) Porcelaine de Sèvres, biscuit, émail bleu, acier Inoxydable 60/40 cm
(cliquer sur l’image pour l’agrandir)
Réalisé par moulage mais avec une technologie beaucoup plus sophistiquée. Son autoportrait de 1992 est une empreinte négative en argent sur cuivre, incrustée dans le mur (technique d’électrolyse de cuivre) et son autoportrait 1993 est en porcelaine de Sèvres biscuit et émail, réalisé par la manufacture nationale de Sèvres. Voir un commentaire.
L’autre mythe grec fondateur est le mythe de Narcisse, à qui les dieux avaient interdit de se regarder, jusqu’au jour où il surprit le reflet de son visage dans la rivière, et ne put s’en détacher. Mythe fondateur de l’autoportrait, peut-être, puisque Alberti écrit : “Qu’est-ce que peindre en effet si ce n’est saisir, à l’aide de l’art, toute la surface de l’onde ?”.
Le photographe américain Duane Michals a interprété photographiquement le narcissisme, dans une série d’images qui mettent en scène l’impossibilité, justement, de saisir son image.
En 2016, au musée des Beaux-Arts de Lyon, une exposition sur l’autoportrait s’intitulait “Autoportraits, de Rembrandt au selfie”, avec l’idée que le selfie, phénomène de société, serait l’avatar numérique de l’autoportrait tel que Rembrandt a pu le pratiquer.
Rappelons que Rembrandt n’a cessé de ponctuer sa vie d’autoportraits, témoins du temps qui passe, mais aussi des aléas de sa carrière. Entre l’autoportrait en jeune homme de 1629, qui cache son visage dans l’ombre de ses boucles et l’autoportrait au béret de 1659, une cinquantaine d’autoportraits nous ont montré l’artiste en pleine ascension sociale, vêtu de velours et de chaînes, puis l’artiste banni d’Amsterdam, sans commandes, attentif aux ravages du temps sur son visage.
Les autoportraits de Rembrandt
La démarche de Roman Opalka entreprise en 1965, loin de tout narcissisme, vise elle aussi à observer le temps qui passe, objectivement, inéluctablement. Son œuvre radicale comporte trois composantes :
– de grandes peintures de suites numériques calligraphiées en blanc sur un fond au départ noir qui s’éclaircit progressivement à chaque toile grâce à l’apport de 1% de blanc,
– un autoportrait photographique neutre, en chemise blanche, devant un fond blanc, correspondant à chaque toile achevée,
– et un enregistrement de la voix de l’artiste énumérant les chiffres. Notre voix, notre apparence, changent avec le temps, c’est un fait objectif comme est objectif la progression mathématique des nombres.
Contrairement à Rembrandt, Picasso, ou Van Gogh, Opalka ne nous dit rien de sa vie, de ses émotions, il nous dit simplement, avec cette progression vers le blanc sur blanc qu’elle s’écoule, et qu’elle finira. Opalka nous émeut par l’absence totale de confidences sur soi, Rembrandt nous touche parce que son visage seul, raconte toute notre vie.
Esther Ferrer, artiste espagnole née en 1937, a commencé en 1981 une série intitulée autoportrait dans le temps.
Elle y juxtapose des demis-portraits de son visage, photographié à plusieurs années d’intervalle : là aussi absence de coquetterie, volonté d’objectivité, mais on y sent la permanence de l’identité en même temps que ses inévitables variations.
Autoportrait, entretien avec Esther Ferrer (24/01/2014)
Et nous en arrivons au selfie, et à cette maladie contemporaine, qui consiste à poster son visage sur les réseaux sociaux.
Une artiste contemporaine Amalia Ulman (née en 1989) a fait d’Instagram le théâtre de son art. Son parcours, née en Argentine, élevée en Espagne puis formée à Londres (San Martins College), l’a amené à jeter un regard critique sur les postures des jeunes californiens.
Amalia Ulman excellences & perfections
En 2014, elle réalisait “excellences et perfections”, une performance ironique et décalée (qui a trompé les follower et les critiques), une semi-fiction à base de selfies, laissant croire qu’elle avait adopté un style californien outré, à grand renfort de chirurgie esthétique et de shopping.
Et pendant la campagne présidentielle, qui devait conduire Donald Trump à la Maison Blanche, elle a imaginé une autofiction dans laquelle elle apparaît en secrétaire faisant ses confidences à Bob le pigeon. Peu à peu, elle a repris l’esthétique des cartoons du New Yorker qui véhiculaient l’idéal de l’Amérique urbaine, blanche. Et comme l’extrême droite avait récupéré le personnage de Pépé the frog, Amalia s’est affublée d’un nez de clown. Elle a fait durer sa série le temps des élections en faisant coïncider sa fin avec le scrutin.
2 – Les origines chrétiennes du portrait
Après les origines mythologiques, intéressons-nous aux origines chrétiennes du portrait. Il y en a deux, et toutes deux se sont formées autour du portrait du Christ, non fait de la main de l’homme : l’image acheiropoïète.
La première le roi Abgar, contemporain du Christ, aurait souhaité qu’il vienne à Edesse pour le protéger de ses persécuteurs. Le Christ ayant refusé, Abgar envoie auprès de lui le peintre Hannane, avec mission de faire le portrait du Messi. Mais Hanane, ébloui par ce visage, n’y parvient pas. Le Christ appliqua alors un linge sur son visage et ses traits s’imprimèrent sur le tissu. Ce “Mandylion” protégea Edesse contre l’assaut des Perses au 6e siècle puis, Constantinople. Mais les croisés s’en emparèrent en 1204 et l’amenèrent en Occident (il serait conservé aujourd’hui dans une chapelle du Vatican) sous le nom de l’icône de San Silvestro (où il a séjourné longtemps). Mais il existe aussi un Mandylion russe à la galerie Tretiakov de Moscou. Cette image a servi de modèle à toutes les représentations byzantines du Christ.
Dürer, autoportrait (1500), huile sur toile 66 cm x 49 cm Alte Pinakothek, Munich
(cliquer sur l’image pour l’agrandir)
On en retrouve un écho dans l’autoportrait de Dürer 1500 (hiératisme, regard, fine moustache, cheveux longs plus effet de croix sujet suggéré par la signature).
et dans le Salvador Mundi d’André Serrano 2011 (voir un commentaire), ou dans celui féminisé de Sabine Pigalle en 2019 et même avec l’effet d’auréole dans ce portrait photographique d’Andy Warhol.