Art moderne et décoration

Art moderne et décoration

Au XX° siècle, être moderne signifiait chasser l’ornement. Ainsi l’exclamation « C’est décoratif ! » désignait avec mépris une peinture superficielle, sans véritable dimension artistique. Comment, après avoir rêvé d’une fusion entre arts majeurs et arts mineurs, les peintres sont-ils arrivés à renier la dimension décorative de la peinture ? Quels sont ceux qui ont résisté à cet écartèlement, et ont joué « sur les deux tableaux » ? De cette relation conflictuelle, des artistes contemporains se sont emparés souvent avec humour, en mettant le décoratif, l’ornemental, voire le kitsch au cœur de leur pratique.

Intervenant : Agnès Ghenassia


Nous savons tous qu’il existe, d’une part les écoles d’art, et d’autre part les écoles d’art décoratifs. Il fut un temps, on l’a vu avec le Bauhaus, où beaucoup ont souhaité la fusion entre arts dit majeurs, et arts dit mineurs. La question du rapport entre le décoratif et la modernité, a commencé à être posée à partir des années 1850.
William Morris chef de file du mouvement Art and Craft a développé une réflexion critique sur la production industrielle. Il avait conçu un projet social, valorisant le travail artisanal, qu’il considérait comme libérateur. Dans ce contexte ont été produit beaucoup de tissus et de papiers peints ainsi que des meubles. Le style était clairement d’inspiration florale.


Arts & Crafts – Chaise Mahogany
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Quelques années plus tard, en peinture, en 1890, le mouvement des Nabis, a développé une peinture affirmant sa planéité totale, par référence à l’art décoratif et sous influence des estampes japonaises.
Une exposition au Palais du Luxembourg s’intitule les Nabis et le décor. Ce groupe était composé d’artistes très jeunes de 19 à 20 ans. Nabi a été traduit par prophète. C’était un groupe de jeunes qui s’amusaient, et qui voulaient également régénérer la peinture, en la simplifiant, et en utilisant un vocabulaire ornemental. Ils défendaient l’idée que l’art doit rentrer dans le quotidien des gens, et que sa vocation était avant tout de donner du plaisir, et d’embellir la vie. Ils ont beaucoup travaillé sur des commandes privées, pour décorer des intérieurs. Ils ont réalisé des tableaux muraux, des paravents, des éventails, des tapisseries.
Leurs thèmes récurrents sont souvent la femme et la nature.


Maurice Denis – L’échelle des feuillages, (1892) 235 x 172 cm Huile sur toile montée sur panneau de bois Saint-Germain-en-Laye, musée départemental Maurice Denis
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Maurice Denis, L’échelle des feuillages, pour la décoration d’un plafond. Sous une voûte de feuillage, une quadruple figure de la même jeune fille, échappe à la pesanteur à proximité d’une échelle, tandis qu’un jeu d’arabesques tourbillonnantes, entraîne notre regard vers le haut. C’est très plan, et c’est ce qui fait justement son caractère décoratif. Le caractère décoratif et poétique de la peinture s’affirme, délibérément loin de la vraisemblance.


Pierre Bonnard – Femmes dans le jardin, (1891) 4 x 160,5 x 48 cm papier, toile, détrempe, peinture à la colle Paris musée d’Orsay
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Paravent de Pierre Bonnard femmes au jardin, avec clairement une inspiration japonisante. Bonnard joue à multiplier des motifs décoratifs, motif des robes qui s’associe au motif qui stylise le végétal du jardin.

Voir également :
– Un paravent de Bonnard la promenade des nourrices (1897). Cadrage là encore très japonisant. Voir un commentaire (musée d’Orsay)

Édouard Vuillard avait reçu en 1894 une commande importante pour le salon de l’hôtel particulier d’Alexandre Natanson. Les jardins publics, très grand ensemble des panneaux décoratifs dont porte chacun des titres particuliers : Les nourrices, la conversation, l’ombrelle. Il y a un écrasement des figures dans le fond pour respecter une totale planéité et une stylisation des motifs végétaux.

Edouard Vuillard avait reçu également une commande d’un ensemble décoratif qu’il avait un intitulé personnages dans un intérieur pour la bibliothèque du docteur Henri Vaquez.


Edouard Vuillard – Décoration bibliothèque du docteur Vasquez (1896)
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Les panneaux réalisé par Vuillard sont destinés à se fondre dans le décor de la bibliothèque du docteur. Les papiers peints par Vuillard sont analogues au papier peint de la bibliothèque. Chaque panneau à son titre : l’intimité, la musique, le choix des livres, le travail on perçoit à peine les personnages dans la confusion décorative. Espace un peu étouffant comme l’étaient les intérieurs de l’époque.

Voir également Les nabis et le décor.


Paul-Elie Ranson, – Quatre Femmes à la Fontaine, (1895) 134 x 225 cm tempera sur toile Saint-Germain-en-Laye, musée départemental Maurice Denis
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Paul-Elie Ranson avait reçu cette commande pour orner une salle à manger d’un particulier.

Ce sont des œuvres que les Nabis considéraient comme des tableaux décoratifs. Sur commande de particulier et qui ne sont pas dans le même registre que les commandes de peinture de chevalet.


Les Nabis ou l’art d’enchanter la vie (exposition au palais du Luxembourg mars-juin 2019)

Voir d’autres œuvres des Nabis.

Cette période entre 1890 et 1914 va voir également le développement de ce qu’on appelle l’art nouveau. C’est un mouvement qui concerne toute l’Europe et qui abolit les barrières entre les différentes formes de l’art, et qui en France s’est vu rapidement qualifié de style nouille.

C’est un style facilement reconnaissable car il privilégie les courbes et comporte des motifs végétaux.


L’art nouveau – Façades à Lille Nancy et Bruxelles
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Façades à Lille Nancy et Bruxelles. Nancy était un véritable laboratoire de l’Art Nouveau pour la décoration intérieure.
Voir la production d’Emile Gallé.

En 1899, Hector Guimard après avoir été sélectionné sur concours est chargé de concevoir toutes les entrées du métro parisien pour lesquelles il utilisera des éléments en fonte, préfabriqués avec une prédominance du végétal.

Le Castel Béranger à Paris est un immeuble de rapport de trente-six appartements réalisé entièrement par Hector Guimard entre 1895 et 1898.


Hector Guimard – Le Castel Béranger Paris (entrée)
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Voir également :
– Le Hall d’entrée,
– La cage d’escalier,
– Une poignée de porte.

Dans la même veine d’autre immeubles ont été réalisés à Bruxelles par Victor Horta. Comme à Paris l’architecte a conçu à la fois l’architecture générale et la décoration intérieure des bâtiments.

Durant cette période d’Art nouveau l’affiche a été élevée au rang des Beaux-Arts.

C’est le cas d’Alfons Mucha. Il a commencé à être connu par les affiches qu’il a fait pour Sarah Bernhardt.


Alfons Mucha, publicités
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C’est le cas également de Toulouse-Lautrec.

À Barcelone à la même époque Antonio Gaudi réalise l’immeuble Casa Batllo.


Antonio Gaudi – Casa Batllo, (1904 – 1906) Barcelone
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Façade complètement ondoyante avec des balcons en forme de masque.

L’intérieur a été intégralement conçu par Gaudi y compris les vitraux.

A Vienne on appelle l’art nouveau le Jugendstil.


Vienne, façade Jugendstil
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Décors en céramiques colorées.

Dans ce contexte Gustav Klimt qui était le fils d’un orfèvre a élaboré un style extrêmement décoratif en rappelant notamment les mosaïques byzantines dans ses peintures.

En 1902 il réalise la grande fresque pour orner le palais de la sécession. Un travail de 34 m de longueur sur 2,15 m de haut, et qui s’inspire de la 9e symphonie de Beethoven.


Gustav Klimt – Frise Beethoven (1902) 3400 x 215 cm Palais de la Sécession Vienne
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Elle se compose de sept panneaux, représentant la Neuvième Symphonie, destinés à illustrer un décor pour l’architecte Josef Hoffmann, chargé de réaliser un monument en mémoire du musicien. .

Voir un détail
Les forces du mal et
Les trois Gorgones.

Un certain nombre de gens s’élèvent contre ce qu’ils appellent : ”Ce paganisme érotico-mystique d’une esthétique de fin de siècle décadente.”

C’est à Vienne qu’un architecte va s’élever bruyamment contre cette orgie décorative. Adolf Loos publie un ouvrage dont la portée est retentissante, en 1908, qui s’intitule « Ornement et crime« .
Il s’en prend aux architectes qui ont décoré les façades de Vienne, ainsi qu’à tous les artistes qui veulent mettre de l’art partout. Pour lui «l’évolution de la culture est synonyme d’une disparition de l’ornement sur les objets d’usage». C’est pourtant l’un des textes fondateurs de la modernité. De 1910 à 1970 un interdit a frappé l’ornement dans la production artistique du XXème siècle.

En 1920 Le Corbusier à publié Ornement et crime, dans la revue Esprit nouveau, qui a été largement diffusé auprès de tous les architectes, et lui aussi s’insurge contre l’arabesque qu’il considérait comme féminine.

Le Corbusier en 1925 écrit dans l’art décoratif d’aujourd’hui : ”Nous qui sommes des hommes virils, dans un âge de réveil héroïque des puissances de l’esprit, dans une époque qui sonne un peu comme l’airain tragique du dorique, nous ne pouvons pas nous étaler sur les poufs, et les divans, parmi des orchidées, parmi des parfums de sérail. »
L’art se doit d’être viril, et tous les ornements sont de l’ordre du féminin. Les seules décorations recevables à l’intérieur ou à l’extérieur des bâtiments sont celles qui sont soumises à l’architecture. C’est ainsi que Vasarely un peu plus tard concevra des projets d’intégration architecturale (comme la fondation Vasarely par exemple).
Le décoratif va être considéré comme tout supplément parasite.


Vienne Immeuble de bureaux d’Adolf Loos (1910)
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Immeuble construit par Adolf Loos en 1910, à la façade très épurée.
Voir également, la Villa Steiner conçue aussi par Adolf Loos.

Marcel Duchamp va également s’élever contre principe de décoration.


Marcel Duchamp – Nu descendant l’escalier (1912) 147 × 89,2 cm huile sur toile Philadelphia Museum of Art
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Son nu descendant l’escalier de 1912, qui était dans la veine cubiste, a été refusé par le groupe des cubistes de Puteaux, alors que Duchamp avait cru introduire un geste d’humour dans le cubisme. Duchamp a déclaré que “la peinture rétinienne désormais ne l’intéressait plus”. Par peinture rétinienne, il qualifie la peinture qui ne se s’adresse qu’aux yeux (décorative), qui ne mobilise pas l’esprit du regardeur. À cette époque le cubisme qui avait été conçu par Braque et Picasso en tant que véritable activité de recherche (inventer un langage non euclidien, pour reproduire espace) était devenu, avec Juan Gris et d’autres artistes, un style plus ou moins décoratif, facilement imitable et facilement compréhensible. Les peintres modernes se doivent d’introduire une dimension conceptuelle dans leur travail, d’introduire quelque chose d’inédit, de questionnant, au lieu de peindre des choses agréables à l’œil.

Dans toutes les écoles d’art, jusque dans les années 70, il était inconcevable de produire une peinture, simplement agréable à regarder, s’il n’y avait pas derrière quelque chose qui mobilise le sens.

L’exception Matisse

Henri Matisse reste cependant une exception de taille. Il a la religion de la lumière, de la beauté, et du bonheur. Il a toujours dit que ces trois éléments ensemble, touchaient au sacré. Matisse est également issu d’une longue lignée de tisserands. Les tissus, les papiers peints, et les tapis sont très souvent présents dans ses compositions.

Dans son atelier de Nice il conservait de nombreux tissus : tapis persans, broderies arabes, tentures africaines, rideaux, costume etc. qu’il appelait sa «bibliothèque de travail».
En 1919 il avait conçu pour Serge Diaghilev un manteau d’empereur chinois, qui était assez grand pour se déployer dans toute la longueur de la scène de l’Opéra de Paris et sur lequel il avait épinglé des motifs dorés découpés au ciseau.

Ce qui est intéressant c’est d’observer l’usage de ces motifs textiles dans sa peinture.

Avec une toile de Jouy blanche et bleue.


Henri Matisse – Pierre avec son cheval de bois (1903) 73.5 x 60 cm huile sur toile Collection privée
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Peinture de 1903 Pierre avec son cheval de bois. La toile de Jouy est posée sur la table.


Henri Matisse – Portrait de Greta Moll (1908) 93 x 73.5 cm huile sur toile National Gallery de Londres
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En 1908, la même nappe, avec des motifs surdimensionnés, sert de fond derrière le portrait de Greta Moll. Le dessin a été aplati, les arabesques du tissu forment de grands motifs décoratifs qui aident de Matisse à affirmer la planéité de la toile


Henri Matisse – Nature morte au camaïeu bleu (1908) 88 × 118 cm huile sur toile St Pétersbourg, Musée de l’Ermitage
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Nature morte au camaïeu bleu en 1908. Les motifs d’arabesques et de corbeilles de fruits de ce tissu, prennent toute la place et rentrent en concurrence avec la petite nature morte, qui est traité selon les mots du Matisse « à la hollandaise » (c’est-à-dire avec du modelé et des reflets). Voir un commentaire.


Henri Matisse – Nature morte au géranium (1910) 93 x 115 cm huile sur toile Pinakothek der Moderne, Munich
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En 1910, le même tissu en cascade, organise la composition de la nature morte au géranium. Les arabesques du tissu contrastent avec la géométrie orthogonale du papier peint et de la table.

On retrouve, cette même toile de Jouy en 1918. Elle rentre en concurrence avec le vase qui contient les fleurs.

C’est encore elle que l’on aperçoit derrière le bouquet de 1919.


Henri Matisse – La desserte rouge (1908) 180 x 220 cm huile sur toile St Pétersbourg, Musée de l’Ermitage
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C’est le même motif, avec des arabesques dont il a changé la couleur, qu’il utilise, lorsqu’il peint la desserte rouge de 1910. La silhouette de la femme, et la stylisation des arbres du jardin, ont été volontairement traitées en arabesques, pour faire écho aux arabesque du motif du tissu.

On voit comment Matisse a utilisé de cette toile de Jouy blanche et bleue, mais, il a été également inspiré par de nombreux autres tissus.