
Paul Cézanne Maison devant la Sainte-Victoire vue de la Barque 1886 huile sur toile 65.5 x 81.3 cm Indianapolis Museum of Art
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Paul Cézanne Le Golfe de Marseille vu de l’Estaque 1885 huile sur toile 80.2 x 100.6 cm MET New York
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Jamais il ne cite explicitement la montagne Sainte-Victoire dans ses écrits. Lorsqu’il évoque son travail sur le motif, il souligne plutôt la complexité de son rapport à la nature : « Je procède très lentement, la nature s’offrant à moi est très complexe, les progrès à faire sont incessants. » Cependant, à la fin de sa vie, Cézanne entreprend ce qu’il appelle une « étude réelle et prodigieuse », celle de la diversité du tableau de la nature. Il peint les pins, les paysages de l’Estaque et, surtout, la montagne Sainte-Victoire, qui devient l’un de ses motifs majeurs.

Paul Cézanne La Montagne Sainte-Victoire et Château Noir 1904 huile sur toile 65.6 x 81 cm Artizon museum Tokyo
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Dans une lettre adressée à Zola en 1878, il fait une rare référence explicite au paysage provençal : « En allant à Marseille, je me suis accompagné de Monsieur Gibert, directeur du musée et de l’école d’art d’Aix. En passant par le chemin de fer, près de la campagne d’Alexis, un motif étourdissant se développe du côté du levant : Sainte-Victoire et les rochers qui dominent Beaurecueil. J’ai dit : “Quel beau motif !” Gibert a répondu : “Les lignes se balancent trop.” » Cette citation constitue sa seule mention écrite de la montagne, bien qu’il en ait peint une quarantaine de tableaux à l’huile et autant d’aquarelles.
Le Jas de Bouffan, ce cadeau de la Provence, offre à Cézanne un laboratoire où il peut décrypter les paysages. Située hors du centre-ville, cette propriété de 15 hectares, acquise au début du XVIIIe siècle par un marchand de bois nommé Gaspard Truphène, devient un lieu de création privilégié.

Paul Cézanne La Maison du Jas de Bouffan 1874 huile sur toile 60 x 71 cm Collection particulière
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Paul Cézanne la ferme du Jas de Bouffan 65 x 81 cm Musée de l’Orangerie Paris
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Paul Cézanne la ferme du Jas de Bouffan 1886 60 x 71 cm
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Cézanne, cependant, occulte la maison et la bastide : elles n’intéressent pas son regard artistique. Ce qu’il explore, ce sont les éléments presque cubistes des paysages environnants.
Par exemple, son tableau Les Grandes Baigneuses semble synthétiser cette vision. Sur la toile, Cézanne se représente lui-même, un vieux peintre au milieu des nudités. Ce contraste rappelle une scène de sa jeunesse : il avait peint son père dans l’alcôve du Jas de Bouffan, entouré non de nus, mais de figures féminines représentant les quatre saisons.
Ainsi, Cézanne, tout en s’enracinant dans la tradition provençale, dépasse les limites du local pour atteindre une résonance universelle. La Provence, et notamment le Jas de Bouffan, lui offre un terrain de création où il peut développer une vision singulière, éloignée des clichés régionaux.

Paul Cézanne le bassin du Jas de Bouffan 1885-86 huile sur toile 64.8 x 81 cm Metropolitan Museum of Art New York
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Le peintre ne se contente pas de refléter la beauté des paysages provençaux ; il les transcende pour atteindre une profondeur artistique intemporelle.

Paul Cézanne Prairie et ferme du Jas de Bouffan 1885 huile sur toile 66 x 82 cm Musée des beaux-arts du Canada Ottawa
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L’histoire du Jas de Bouffan
Gaspard Truphène, marchand de bois originaire de la Drôme, joue un rôle clé dans l’histoire du Jas de Bouffan. En 1745, il acquiert la charge de conseiller secrétaire du roi en la chancellerie près la cour des comptes, puis, en 1758, celle de commissaire provincial des guerres. Pour marquer son ascension sociale, il fait construire la bastide du Jas de Bouffan, probablement par l’architecte Georges Vallon, connu pour avoir conçu la place d’Albertas et l’hôtel de Gaumont. Cette bastide aristocratique devient une maison de campagne, un lieu de villégiature et de prestige.
En 1859, le dernier descendant de la famille Truphène, endetté et vivant à Paris, vend la propriété à Louis-Auguste Cézanne. Chapelier devenu banquier, ce dernier acquiert le Jas de Bouffan avec l’intention d’en faire une propriété de rapport. La bastide, comprenant une ferme est entourée d’une allée de marronniers, d’un bassin et de grands arbres, c’est également un lieu de réception majestueux.
De 1860 à 1870, la famille Cézanne réside à Aix-en-Provence, au 14 rue Matheron, et séjourne de manière épisodique au Jas de Bouffan. Ce n’est qu’en 1870 qu’ils s’y installent définitivement. Louis-Auguste, bien que déconcerté par la vocation artistique de son fils, lui permet de peindre dans le grand salon de 15 x 16 mètres. Cézanne y recouvre les murs de panneaux décoratifs, dont Les Quatre Saisons, au centre desquels son père est représenté lisant le journal.

Paul Cézanne peintures dans le grand salon
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Lors de fouilles récentes, un des premiers panneaux de Cézanne a été découvert. On y distingue deux murets et, en haut à gauche, des traces de flammes de drapeaux correspondant à des navires, probablement inspirés de Claude Lorrain.
Un tableau caché de Paul Cézanne a été découvert à Aix-en-Provence
Lorsque les Corsis prennent possession du Jas de Bouffan, ils vendent ou transportent certaines œuvres, ou les recouvrent de peinture, en raison de goûts différents.
À partir de 1864, Cézanne revient de Paris, où il a découvert le Salon des Refusés. Cette expérience transforme sa manière de peindre : il superpose de nouvelles œuvres à ses premières créations.

Paul Cézanne peintures dans le grand salon Le jeu de cache-cache d’après Lancret (1862 – 1864) Huile sur toile 165 x 218 cm Nakata Museum, Hiroshima
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Le tableau dans le grand salon.
Une scène de jardin, inspirée des gravures décoratives circulant librement à l’époque, est recouverte par une peinture plus marquante. Ce tableau sera exposé au musée Granet l’été prochain.
Malgré une certaine maladresse dans le dessin des visages et des mains, Cézanne parvient à insuffler puissance et charme à ses évocations bucoliques.
Sur un autre panneau, une scène représentant une maison dans la forêt est recouverte par des nus agressifs et violents, en rupture avec la version initiale.

Paul Cézanne peintures dans le grand salon Le jeu de cache-cache d’après Lancret (1862 – 1864) Huile sur toile 165 x 218 cm Nakata Museum, Hiroshima
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Louis-Auguste Cézanne reproche à son fils d’avoir peint ces figures provocantes dans un lieu de réception, craignant qu’elles choquent ses petites sœurs. Cézanne aurait répondu : « Elles ont bien un cul, comme nous. »
Il va peindre un tableau qui est au musée d’Orsay : Un Christ qui descend aux limbes et une Marie-Madeleine pénitente. Il semble que ce soit le même tableau.

Paul Cézanne peintures dans le grand salon Christ aux limbes et Marie-Madeleine pénitente Musée d’Orsay Paris.
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Paul Cézanne peintures dans le grand salon Musée d’Orsay Paris.
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Voici une photo, malheureusement de mauvaise qualité, prise sur les murs mêmes du Jas de Bouffan, avant que les deux panneaux soient enlevés. On dirait que Cézanne a voulu associer ces deux œuvres.
Pourquoi ce choix d’un Christ qui descend aux limbes ? Nous n’avons pas de réponse. Il semblerait que ce soit sa petite sœur qui est représentée en tant qu’Ève dans ce tableau, à côté d’un Adam vieilli. Ce qui étonne, c’est que la Marie-Madeleine pénitente à droite n’a rien d’une Marie-Madeleine traditionnelle. Habituellement, ce personnage arbore un visage féminin. Cependant, si l’on examine la main, elle paraît très masculine. De même, le crâne placé en dessous est également lié à un personnage masculin. On bascule ici dans un registre différent. On peut imaginer que Cézanne, sur l’un de ses premiers tableaux représentant une entrée de château – une œuvre dont la trace a été retrouvée récemment au Japon –, s’inspirait d’éléments existants.
Il peignait les toiles sur l’entrée même du château, ce qui expliquerait pourquoi seul le haut du tableau a été conservé. Cézanne, fidèle à son habitude, n’inventait pas dans ses paysages ; il puisait dans des gravures. On peut penser qu’il a peint une œuvre appropriée pour un grand salon, peut-être illustrant un naufrage, puisque les quatre panneaux du grand salon représentaient vraisemblablement les quatre heures du jour. La nuit pourrait être figurée par un navire échoué sur les rives, avec en bas à droite des vagues évoquées par l’eau et, en haut, des gouttes symbolisant des larmes. Une tranche de lumière apparaît à droite. Un autre tableau de ce grand salon représente une inondation en deux ou trois panneaux.
L’événement qui nous intéresse est l’exposition Cézanne 2025 à Aix. En 1866, Paul Cézanne peint Louis-Auguste, son père lisant l’Événement.

Paul Cézanne Portrait des Louis-Auguste Cézanne huile sur toile 198.5 x 119.3 cm National Gallery of Art, Washington
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La question est de savoir quel « événement » est en question lorsque le titre du journal est écarté. Pour moi, cet « événement » serait justement l’exposition au musée Granet, intitulée Cézanne au Jas de Bouffan en 2025.
En 1866, Cézanne peint son père lisant L’Événement. Cependant, celui-ci lisait habituellement Le Siècle, un journal qui correspondrait aujourd’hui au Figaro. En revanche, L’Événement se rapprocherait de Libération. Le choix de ce titre pourrait s’expliquer par une série d’articles écrits par Zola sur les femmes de la nouvelle génération, devenues plus tard les femmes impressionnistes. Ces articles seront ensuite regroupés dans une publication intitulée Mes Haines, où Zola consacre une longue préface à son ami Cézanne.
Cézanne surgit dans l’histoire de l’art tel un météore. Personne n’attendait sa peinture, contrairement à celle de Pissarro, plus conforme à l’impressionnisme. Avec ses thèmes sombres – meurtres, viols –, Cézanne reste incompris de son vivant. Lorsque Juliette vient voir ses tableaux au Jas de Bouffan après sa mort, elle parle des « attentats » de Cézanne. Après son décès, sa peinture déroutante ne trouve pas immédiatement sa place. La solution sera de le considérer comme un précurseur du cubisme, du fauvisme et de l’art abstrait. Dans l’une de ses dernières lettres, écrite une semaine avant sa mort, Cézanne déclare à son fils : « Je suis impénétrable. » Et il conclut : « Tous mes compatriotes sont des culs à côté de moi. »
En un siècle d’adoption de l’art abstrait, la famille Granel, devenue Corsy, décide en 1984 de vendre la propriété à la ville. André Corsy entreprend cette vente pour que le destin du Jas de Bouffan redevienne cézannien. Cependant, cela ne se fait pas immédiatement, d’abord parce qu’André Corsy la conserve en usufruit jusqu’à sa mort, ensuite parce que la ferme adjacente avait été séparée et vendue auparavant. Il faudra attendre 2017-2018 pour que l’unité de la propriété soit rétablie, permettant à la ville d’entamer les travaux de restauration.
Cézanne avait cependant acquis une reconnaissance à Aix-en-Provence depuis quelques années, notamment depuis que l’atelier des Lauves était devenu un musée en 1953. Plusieurs expositions consacrées à Cézanne ont eu lieu au musée Granet : en 1990, après l’incendie de la Sainte-Victoire, ou encore en 2006 avec Cézanne en Provence. Néanmoins, cette histoire exige que le Jas de Bouffan devienne en 2025 non seulement un centre géographique mais aussi artistique de Cézanne dans la ville.
Bien sûr, la montagne Sainte-Victoire, bien connue comme étant la montagne de Cézanne, imposait déjà sa présence dans cette reconnaissance, notamment avec l’exposition de 1990, qui remonte à plus de 30 ans.
Le Jas de Bouffan devient aussi pour Cézanne un lieu de rencontre avec plusieurs amis connus au Collège Bourbon.
Il les reçoit à quelques occasions et réalise des portraits. Dominique, le frère de sa mère, est représenté à l’automne 1866 sous différentes figures, comme celles d’avocat ou de boulanger.

Paul Cézanne L’Avocat (l’oncle Dominique) 1866 huile sur toile 65 x 54,5 cm Musée d’Orsay
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Paul Cézanne portrait de l’oncle Dominique 1866 huile sur toile 41 x 33,3 cm Collection particulière
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Ses années parisiennes, durant lesquelles il rencontre Bazille, Pissarro, Renoir ou Monet, lui permettent de découvrir les paysages de l’Île-de-France. À cette époque, il réalise une peinture complètement différente et commence à se confronter avec la nature, qu’il voit comme une maîtresse. L’Estaque occupe une place privilégiée dans cette quête.
Il continue de faire des portraits, notamment à côté du Christ descendant aux limbes.
On ignore s’il s’agit de portraits ou de figures que Cézanne voulait peindre. En haut de ce tableau, on remarque du blanc dans la chevelure qui s’interrompt, suggérant la présence de quelque chose derrière. Cézanne a repeint par-dessus une œuvre antérieure, qu’il est malheureusement impossible de reconstituer.
Cézanne, de retour au Jas de Bouffan, retrouve une nature essentielle à son travail. C’est surtout là qu’il transpose l’Estaque avec des corbeaux sur la mer bleue, et qu’il transporte son expérience impressionniste avec des touches plus épaisses et plus larges, moins mobiles et moins fugaces. Les choses se stabilisent. Voici l’allée des marronniers.