L’art contemporain des Inuit au 20ème siècle

Sculptées dans l’ivoire de morse, dans l’os de baleine, dans la corne de cervidé ou dans la tendre pierre (stéatite, grise, noire ou verte) des centaines de figures humaines, animales ou chimériques représentent aussi bien la vie quotidienne que les mythes inuit.
Née de la rencontre de l’esthétisme contemporain et du souvenir vivace des traditions sculpturales des Esquimaux Canadiens, ma passion tente de diffuser hors de ses frontières, une pensée plus que millénaire. L’art inuit, dans sa richesse et sa vigueur, avec ses oeuvres originales et son style caractéristique, est à explorer sur toutes les terres et sous toutes les formes traitées. Ouvrir, sans exclusive, avec sérénité et passion, entre les urgences d’une conception esthétique vivante et l’idéal du passé, un espace autre, un lieu décalé où l’on prend le temps de découvrir un mode de vie ancestrale conditionné par les terres du Grand Nord.
Intervenant : Dr. Claude Baud


Transcription libre réalisée par Jacques REVY de la conférence de Claude BAUD donnée à Aix-en-Provence le 26 novembre 2024

Je suis très heureux de partager avec vous ce que j’aime. L’art inuit m’a amené à sortir de la cardiologie et à rencontrer des gens intéressants.
J’ai découvert l’art inuit il y a une cinquantaine d’années au Canada et depuis cette époque, je collectionne des objets.
Notre première exposition d’art Inuit a été organisée à Touques, il y a une quarantaine d’années.

Inuit est le pluriel du mot inuk qui veut dire homme. Nous appelions avant ces hommes des « esquimaux« , mais c’est un terme péjoratif. Ils nous appellent Qallunaat, car paraît-il, les premiers blancs qu’ils ont rencontrés avaient de gros sourcils. Ils nous appellent donc « les gros sourcils« .
On peut parler de l’art des Inuit. Il paraît que l’art c’est-ce qui reste lorsque l’homme a disparu, ce qui n’est pas incompatible avec l’autre formulation il n’y a pas d’art sans homme. Je vais donc vous parler non pas de l’art inuit, mais de l’art des Inuit.
Malgré le wokisme je vais parler de l’art inuit alors que je ne suis pas Inuit.

Je précise dans le titre “l’art contemporain des Inuit au 20e siècle”. Si le 19e siècle en Occident s’est terminé en 1914, le 20e siècle pour les Inuit s’est terminé en 2010. Il y a eu à cette époque une cassure, un changement d’évolution. Il y a, depuis quelques années, quelque chose d’assez nouveau qui s’est un peu éloigné de l’art traditionnel que vous allez voir.

L’art inuit est une façon de transmettre et de décrire. C’est un art qui est totalement figuratif, et qui doit être figuratif, puisqu’il est là pour transmettre. Les Inuit se sont servis de leur production plastique, comme support à la transmission de leur culture. L’écrit ne leur a été apporté par des missionnaires qu’au 19e siècle. L’image, la sculpture, le dessin, ou sa traduction en estampe, ont été vite investis de cette fonction de transmission pour la prise de conscience par les jeunes générations d’une identité culturelle.
Historiquement les Inuit ont eu du mal à préserver leur identité. Celle-ci a été mise à rude épreuve au cours du dernier siècle. La conversion au christianisme au XIXème siècle, le passage d’une existence nomade à la vie au sein d’une communauté sédentaire, au cours des années 1950, de même que l’adaptation aux technologies modernes ont bouleversé leur mode de vie. La culture et la langue inuit subissent constamment des pressions provenant de l’extérieur. Ce n’est pas sur ce terrain que je me situerai.

C’est à la conjonction entre leur mode de vie, leur culture et cette production plastique, qui incarne et qui illustre leur culture, que se trouve cette magie qui donne à cet art sa particularité, qui le rend très précieux, etv fait que l’on a plaisir à le transmettre.


Estampe art Inuit
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Voici une estampe qui montre un Inuit en train de sculpter. Il tient dans la main une sculpture en pierre. On commence à sculpter à la hache, puis à la lime, puis au papier de verre. Pour sa traduction en estampe dans les arts graphiques sur papier avec le besoin d’encre, il faut se regrouper pour avoir des studios de gravure et d’estampe (qui dépassent les moyens de chaque artiste), c’est là qu’interviennent des groupements d’artistes en mode de coopérative.

C’est une œuvre qui a une résonance particulière avec l’exposition actuelle à l’ambassade du Canada à Paris, car la star de l’art Inuit Suvinai Ashoona a représenté la même chose, un Inuit en train de sculpter.


Suvinai Ashoona dessin 2024
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Exposition d’art Inuit au Centre culturel Canadien du 2 octobre 2024 au 17 janvier 2025

Les Inuit se trouvent principalement au nord du Canada, bien que certains soient présents au Groenland et en Sibérie. Ils ont tous la même civilisation et les mêmes croyances. Les techniques sont un peu différentes. Au Canada, contrairement en Alaska, il n’y a pas de bois flotté. Les Inuit canadiens utilisent la pierre, l’os fossilisé de baleine, l’ivoire, l’andouiller de Caribou (cornes ou ramure des caribous qui tombent en hiver).

Il faut changer un peu de point de vue.


Deux vues d’une même pomme
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Voici deux vues de la même pomme, suivant le point de vue on voit des choses différentes.

Voici notre représentation du monde.


Notre représentation du monde
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Le Canada compte 10 Millions de Km2 (20 fois la France) et l’Artique 2,5 Millons de Km2 (4 fois la France).


Vision polaire du monde
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Il n’y a pas d’Inuit en Sibérie. Bien que ces régions fassent partie de la Conférence circumpolaire Inuit. Les Inuit sont localisés entre le détroit de Béring et le nord du Canada, l’Alaska, et le Groenland. Dans ce territoire qui est immense, il y a moins de 100 000 Inuit. Ils sont moins de 50 000 au Canada.
C’est un territoire immense dont les habitants sont réunis dans des petites communautés, des villages épars qui ont été d’autorité sédentarisées.

En 1950, il y a eu une famine (caribou Inuit famine) qui a fait de nombreuses victimes.
Peu de temps avant, en 1949 avait émergé un commerce d’œuvres d’art produites par les Inuit. Au début, c’était de l’art populaire. Les conditions de vie étaient difficiles et plusieurs artistes ont été amenés à réalisé des sculptures pour nourrir leur famille.

Après la guerre, le gouvernement canadien les a sédentarisés de force, pour leur apporter un support de santé, d’éducation, et d’organisation. Il leur a envoyé ce qu’ils appelaient des « boîtes d’allumettes« , c’est à dire des petites habitations préfabriquées pour les héberger.
Ils sont passés d’une situation de peuple nomade, courant après la chasse et la pêche, en peuple sédentaire. Il y a eu un passage difficile et il prennent conscience aujourd’hui de la perte de leur identité. Les derniers orphelinats (enfants déplacés pour les soustraire à leur culture) ont été fermés en 1996.

Voir les Inuit (encyclopédie Canadienne)

Les artistes qui sont très heureux d’avoir un débouché commercial pour leurs œuvres ne disent pas ce qu’elles représentent, celà leur appartient, ils se sont trop habitués à se méfier des blancs pour que la communication soit facile. La communication est difficile d’autant plus que c’est une culture orale, une langue particulière agrégative qui est centrée sur un vocabulaire de la réalité du quotidien. Il y aurait paraît-il 17 mots pour nommer la neige.
Il n’y a pas de mots pour parler d’art. Lorsqu’un Inuit veut dire qu’il a fait une belle œuvre d’art, il dit qu’il a fait une ressemblance réussie. Cette façon de penser qui fait la jonction entre le spirituel et la réalité crée une grande difficulté pour la traduction littérale car cela ne veut plus rien dire.
Leur art était justement une façon de résister, d’exister et de transmettre cette identité et cette culture.

Le mot écologie n’existe pas chez les Inuit cela s’appelle l’économie. On ne gaspille pas car il y a peu de ressources. Voici une petite fable qui illustre ce propos. Un jour un harfang des neiges voit deux lemmings. Il se jette sur les lemmings, il en prend un dans chaque griffe et lorsque les lemmings se mettent à courir dans des directions opposées le harfang se déchire en deux.

Les Inuit vivent dans des conditions difficiles et leur survie dépend de la communauté, on est dans un monde dans lequel l’individu seul ne peut pas survivre. C’est ainsi que les loups survivent parce qu’ils ont appris à travailler en meute. La communauté prime sur l’individu. L’individu prend sa place dans la communauté quand il assume sa fonction. Chez les Inuit on ne dit pas demande à la communauté est-ce qu’elle peut faire pour toi mais plutôt soit bien conscient de ce que tu dois faire pour la communauté. Il n’y a pas de chef chez les Inuit on respecte celui qui réussit le mieux dans sa fonction au service de la communauté.

Pour lutter contre l’isolement les Inuit ont su très vite maîtriser les moyens de communication moderne, télévision, Internet.

Histoire des Inuit

Les Inuit sont arrivés à la Période Pré-Dorsetienne (de 7000 à 3000 av JC) par le détroit de Béring. On a retrouvé de cette époque quelques pointes de harpoon, des silex, mais pas d’art.

Période Dorset 1000 avant-1000 après JC On trouve des artisans specialisés, production de lampes à huile, de harpons, apparition des premières formes masculines miniatures.
Dès le départ, les Inuit avaient un traîneau à chiens. Ils s’en servaient pour se déplacer et pour chasser.

Période de Thulé 1000 à 1600 ap JC Réchauffement, recul de la glaciation et premiers contacts avec les norvégiens du Groenland, atelages de chiens, chasse à la baleine à l’aide d’umiak bateaux faits de peaux.


Davidee Piungituq Traîneau à chiens 1987
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Daryl Ukalik SN. Traîneau à chiens 2003
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Puis la chasse à la baleine est apparue vers 1000 après Jésus-Christ (civilisation de Thulé)


Andrew Qappik Chasse à la baleine estampe
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Apparition du foret à archet qui permet de forer la pierre et de produire des sculptures plus fines.


Foret à archet estampe
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On assiste alors à une production plus raffinée.

Ils ont également réalisé des amulettes, comme celle-ci, qui est une pièce archéologique réalisée dans un os fossilisé de baleine.


Art Inuit amulette
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Pour chasser ils utilisent un kayak, bateau monoplace réalisé avec de la peau de phoques cousue.

Période historique de 1600 – 2è Guerre Mondiale contact homme blanc à travers la religion et le commerce. Abandon désacralisation de la chasse à la baleine
Dès le début du 19e siècle les Inuit ont commencé à commercer avec les blancs en leur vendant des peaux, mais aussi des dessins sur de l’ivoire de morse.


Art Inuit dessins sur de l’ivoire de morse
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Ensuite ils ont dessiné à la pointe sèche sur des pierres polies comme celle-ci.


Art Inuit pierre gravée
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C’est le premier art esquimau commercial, il y a 150 ans.

Culture et histoire des Inuit (Parc national Auyuittuq)

En 1999 après plus de 20 ans de tractations la nation canadienne a passé un traité avec la nation Inuit et leur a remis en gestion toute cette zone pointillé avec la création du Nunavut (ce qui veut dire notre terre) et qui a représenté le premier changement important de la carte politique du Canada.


Territoire Nunavut
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En revanche, les Inuit qui sont situés au nord du Québec (nouveau Québec) n’ont pas d’autonomie administrative car ils étaient déjà citoyens de la province de Québec. Les Québécois ont déplacé des Inuit pour construire des barrages hydrauliques.

Voir les Inuit itinérants.

L’art inuit

L’art inuit a une date de naissance : en 1949, sur la rue Peel à Montréal, à la guilde des métiers d’art, s’est ouverte la première vente d’œuvres d’art populaire Inuit, ramassées dans le Grand Nord par James Houston en partenariat avec la Compagnie de la Baie d’Hudson. L’exposition prévue pour la fin du mois de novembre devait durer une semaine entière. Au grand étonnement de tous, la totalité des mille articles s’est vendue en seulement trois jours. C’était la toute première exposition purement dédiée à la présentation et à la vente d’art Inuit.
C’est un art populaire, des objets utilitaires décorés.

Voir : L’art Inuit (Wikipédia)

Les points orange sur cette carte sont les centres Inuit où il y a une communauté artistique. Certains ne sont pas habités toute l’année d’autres ont quelques centaines d’habitants, très peu ont un millier d’habitants, 5 d’entre eux seulement ont une organisation en coopérative avec un atelier de production d’estampes.


Centres Inuit avec une communauté artistique
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L’écriture inuit est un apport du 19e siècle, c’est une écriture sténographique, mais c’est un apport extérieur à leur culture. Pour eux la transmission se fait par la parole, l’écrit reste quelque chose d’artificiel.


Ecriture Inuit, écriture Syllabique
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Cette civilisation est basée sur la chasse et la pêche. Voici une estampe, (gravure sur pierre), qui de montre la chasse et la légende est “dans les temps durs de l’hiver on chasse même le hibou”.


Scène de chasse
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La baleine le phoque et le caribou sont le plus habituellement consommés.

Les Inuit ont au départ de religion animiste, tout a une âme, pas de Dieu, mais des esprits forts. Il existe un rapport mystique et sacré avec le monde animal et les esprits matériels et immatériels.


Kakulu Sagiatuk Esprits matériels et immatériels 2007
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Ils ne se limitent pas à représenter les scènes de la vie quotidienne, ils représentent également le monde des esprits.
Comme les Inuit ont un monde imaginaire très riche, ils ont sculpté leurs légendes, leur mythologie et leurs cauchemars.


Pudlo Pudlat, Transformation of a shaman (Cape Dorset), 1983
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Un Inuit ne se considère pas comme un créateur, il aide à l’accouchement de l’esprit préexistant dans l’objet travaillé. Si c’est un os de baleine fossilisé on arrive à comprendre que l’os a eu antérieurement une existence vivante. En revanche si, à partir d’une pierre à savon, il sculpte un ours on a plus de mal à faire le lien mais pour les Inuit c’est la même chose.

Les Inuit ont eu la volonté de traduire ce qui est essentiel pour eux pour leur culture et pour le transmettre à leurs enfants, sans avoir la prétention d’être des créateurs. Ils transmettrent ce qui existe ; bien sûr la réalité est modelée par leur imaginaire et leur tradition, ainsi un bout d’os peut devenir un oiseau.


M. Kegukjuk Esprits matériels et immatériels 1984
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Les premiers dessins de la plus grande artiste inuit Kenojuak Ashevak (1927-2013) font déjà apparaître des mélanges de formes animales : les oiseaux ressemblent plutôt à un morse ou un phoque qu’à un oiseau.


Kenojuak Ashevak The Arrival of the Sun, 1962
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Voir Kenojuak Ashevak

Voici une autre artiste Pitaloosie Saila (1942-2021) qui représente un mélange de formes animales et humaines.


Pitaloosie Saila dessin 1980
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Après le dessin, dans 5 ateliers, s’est mise en place leur transcription en estampes.
Ils ont d’abord utilisé la gravure sur pierre, mais la reproduction ne peut pas être automatisée en raison de la technique d’encrage (tamponnement) et de la fragilité de la pierre.


Lukassie Tookalak Estampe à partir d’une gravure sur pierre
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Agnès Nanogak Utilisation du pochoir 1983
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Ensuite ils ont mêlé gravure sur pierre et pochoir.


Ningeokulk Teevee, Le premier hibou 2008
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Ils ont également utilisé la linogravure et le pochoir.


Irene Avaalaqiaq Je pensais être un oiseau 1981
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Il y a une séparation entre l’artiste créateur du dessin et celui qui réalise la gravure et l’estampe. Les coopératives choisissent les meilleurs dessins et les confient ensuite au maître graveur qui va réaliser la production annuelle d’estampes.

Voici le dessin original de Pitseolak Ashoona (1904-1983)


Dessin Pitseolak Ashoona Our camp 1974 graveur Sagiatuk
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Voilà comment le graveur Sagiatuk a réalisé une gravure sur pierre. C’est une traduction assez fidèle passant malgré tout par les contraintes du matériau

Parfois le maître graveur prend plus de liberté.

Ici l’estampe finale n’a conservé que la partie inférieure du dessin de Pauta Saila (1916-2009).


Dessin Pauta Saila Owl 1964-65/54 graveur Echalook Pingwartok
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Quelquefois le maître graveur peut prendre encore plus de liberté.


Dessin Angotigolu Teevee Spirits reaching for moon 1961/52 graveur Timothy Ottochie
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Il n’a gardé que quelques parties du dessin et en retournant le personnage en forme de chien en haut.

Il y a eu de la part du public des remontées un peu négatives de cette dualité entre l’artiste et le maître graveur, qui interprétait à sa manière le dessin original (ce qui existe d’ailleurs dans toutes les traditions de gravure).
Pour cette raison, à la fin des années 1970, on a incité les artistes à utiliser la lithographie qui donne une plus grande fidélité entre le dessin et l’estampe finale.


Ningeokuluk Teevee Lithographie, Les frères 2008
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