Le taureau dans l’art, de Lascaux à Claude Viallat

Toutes les civilisations méditerranéennes reconnaissent dans le taureau l’image de la puissance et ont fait de cet animal un véritable mythe. Omniprésent dans la mythologie grecque, où Poséidon l’utilise pour soulever des tempêtes, Dionysos pour affirmer sa virilité et Zeus pour séduire, le taureau était au coeur des rites de nombreuses sociétés antiques lors de cérémonies sacrificielles. Le culte de Mithra en particulier, d’origine indo-iranienne, s’est largement répandu en Europe jusqu’au IV ° siècle, et si la christianisation a mis fin aux cultes païens, nous verrons que, sous bien des formes, les valeurs attribuées au taureau perdurent dans le monde moderne et dans notre société contemporaine, notamment dans le rituel de de la corrida, dont Miquel Barceló et Claude Viallat ont fait l’un de leur sujet récurrent.
Entre objets antiques et peintures mythologiques, entre minotaures et tauromachie, c’est à un grand voyage artistique que ce thème nous invite.
Intervenante : Agnes Ghenassia


Pablo Picasso, les 11 États du taureau 1946 lithographie 30,5 x 43,5 cm
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Le taureau, comme le souligne Michel Pastoureau, possède une histoire culturelle riche, ayant accompagné l’art européen pendant près de 20 millénaires. Il cite : « Pour les artistes, il a été tout à la fois un sujet récurrent, un objet de fascination, une créature fantasmée et un emblème d’énergie créatrice. »

Les préhistoriens qualifient de grands taureaux sauvages les aurochs, qui sont les ancêtres du taureau domestique. La première salle de la grotte de Lascaux est d’ailleurs appelée la salle des Taureaux, où le plus grand dessin de taureau mesure 5 mètres de long. Environ 1 800 ans avant notre ère, les Néandertaliens chassaient déjà ces animaux pour leur viande. Quant à la finalité de leur représentation artistique, les hypothèses demeurent : s’agissait-il de rituels de chasse ou de visions chamaniques ?


Grotte de Lascaux, la salle des taureaux
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Grotte de Lascaux, la salle des taureaux
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Le taureau dans l’Antiquité
Pendant l’Antiquité, le taureau est omniprésent dans de nombreux récits mythologiques. L’un des plus anciens provient de Mésopotamie et narre les aventures de Gilgamesh, roi légendaire d’Uruk (dont le site se trouve aujourd’hui en Irak).


Le site archéologique d’Uruk au sud de l’Irak
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L’épopée de Gilgamesh et du Taureau Céleste débute avec les avances de la déesse Ishtar (ou Inanna), que Gilgamesh repousse, suivant les conseils de sa mère. Pour se venger, la déesse se rend auprès de son père, le Dieu Céleste, afin qu’il lâche le Taureau Céleste, un monstre gigantesque, dans les rues d’Uruk pour ravager la ville. Informé de la catastrophe — le taureau creusait d’énormes trous engloutissant les habitants —, le roi part au combat avec l’aide de son serviteur Enkidu et parvient à terrasser la bête. Par cette victoire, Gilgamesh gagne le droit de rendre la justice.


Relief en terre-cuite mésopotamien (vers 2250 – 1900 av. J.-C. ; Musée Art et Histoire de Bruxelles) montrant Gilgamesh abattant le Taureau céleste
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Un relief mésopotamien en terre cuite illustre Gilgamesh combattant le Taureau Céleste. Cependant, après avoir vaincu le taureau, Enkidu, pour narguer Ishtar, lui jette la cuisse droite de l’animal. Les dieux le condamnent alors à mort. Dans la suite de l’épopée, Gilgamesh est confronté à sa propre mortalité.


Gilgamesh et Enkidu terrassant le taureau céleste Schoyen collection Norvège
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Symbolisme et représentations modernes
Le Taureau Céleste est associé à la constellation du Taureau.


Constellation du taureau
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Des figures comme Guido Bonatti (1210-1300) ont exploré cette symbolique.


Taureau Céleste issu du Liber Astronomiae de Guido Bonatti (1550)
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Des artistes contemporains, tel Damien Hirst, ont également proposé leur vision d’Ishtar, montrant la persistance de ces figures mythologiques dans l’art.


Damien Hirst Treasures from the Wreck of the Unbelievable 2017
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Civilisation mésopotamienne et assyrienne : Lamassu ou Shedu

Les Lamassus ou Shedu, créatures mythologiques mésopotamiennes, sont représentés par des statues colossales de taureaux et de lions ailés androcéphales.
On trouve des représentations de taureaux androcéphales (à tête humaine), comme cette statuette de taureau couché à incrustation, d’une longueur de 19 cm. Visible au musée du Louvre, elle est réalisée en chlorite, une pierre facile à travailler.


Taureau couché androcéphale, Mésopotamie, 2100 av.J.C Musée du Louvre
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Ils gardaient les portes des palais royaux et des temples.


Palais de Khorsabad, Mésopotamie, les Lamassus gardiens
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Musée de Pergame, Berlin
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Ces figures sont coiffées d’une haute tiare ornée de plumes et surmontée de trois paires de cornes, indiquant leur statut divin.


Musée national d’Irak, Bagdad
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Le taureau dans le monde chrétien

Le taureau ressurgit dans le monde chrétien en tant qu’attribut de l’évangéliste Luc. Pourquoi ? Parce que les attributs des quatre évangélistes sont une interprétation chrétienne de la vision d’Ézéchiel à Babylone (Ézéchiel faisait partie des Juifs déportés à Babylone par les Assyriens).

Ézéchiel décrit cette vision : « Les cieux s’ouvrirent, et je vis des visions divines. La main du Seigneur se posa sur moi. Je vis un vent de tempête venant du Nord, un gros nuage, un feu jaillissant, et autour, une clarté. Au milieu, la forme de quatre êtres vivants. Ils avaient chacun quatre faces et chacun quatre ailes. La forme de leur visage : c’était un visage d’homme, et vers la droite un visage de lion, à gauche un visage de taureau, et un visage d’aigle. »
En interprétant la figure tétramorphe des quatre vivants comme une prémonition des quatre évangélistes, le taureau a été associé à Saint Luc. Pourquoi précisément à lui ? Parce que l’Évangile de Luc s’est adressé à des communautés grecques païennes, dans un contexte où l’on pratiquait des sacrifices au temple. Le taureau étant l’animal que l’on sacrifiait, il prend ainsi avec Saint Luc le symbole du sacrifice du Christ.

Exemples de représentations artistiques


La vision d’Ézéchiel, fresque tétramorphe dans un monastère des Météores en Thessalie
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La vision d’Ézéchiel par Marc Chagall
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Le tympan de Sainte-Trophime à Arles
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Guyard des Moulins, St Luc écrivant (XV° siècle)
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Clé de voûte du couvent des Augustins à Toulouse
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Picasso, taureau ailé contemplé par quatre enfants
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Tout récemment, les tours de la Sagrada Familia à Barcelone, laissées inachevées par Gaudi, ont été ornées de figures des évangélistes, dont un grand taureau blanc ailé.


Les tours éclairées de la Sagrada Familia, Barcelone
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Le culte d’Apis en Égypte ancienne

Revenons à l’Antiquité, et plus particulièrement au culte d’Apis en Égypte. Apis est le nom grec des taureaux sacrés de la mythologie égyptienne, vénéré dès l’époque préhistorique jusqu’à l’époque romaine. Il symbolisait la fertilité, la puissance sexuelle et la force physique.

Sous sa forme anthropomorphe, Apis est représenté comme un homme avec une tête de taureau dont les cornes enserrent un disque solaire.


Statuette en bronze du dieu Apis – Musée du Louvre
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Il était vénéré dans toute l’Égypte sous la forme d’un taureau vivant, que les prêtres sélectionnaient selon des critères très précis : un pelage noir, des poils de queue doubles, un triangle blanc sur le front, un signe en forme de faucon aux ailes déployées dans le dos, et un signe en forme de scarabée sur la langue. Lorsque les prêtres trouvaient cette perle rare, une étable orientée vers le soleil levant, était bâtie dans le champ où il vivait. Il y était nourri durant 40 jours, période pendant laquelle seuls les prêtres pouvaient l’approcher.
Le temps prescrit écoulé, il était conduit en grande pompe par un cortège de cent prêtres jusqu’à la ville de Nilopolis, où il était accueilli dans le temple. Il y restait alors quatre mois, durant lesquels toutes les femmes qui le désiraient pouvaient lui rendre visite afin d’obtenir ses faveurs et un gage de fécondité. Ces cérémonies étaient l’occasion de grandes réjouissances dans tout le pays, qui venait rendre hommage au nouvel Apis.
Au terme de ces quatre mois, le taureau et les cent prêtres quittaient la cité pour se rendre à Memphis lors d’une fastueuse procession descendant le Nil. Le peuple acclamait le cortège jusqu’au temple de Ptah. Le taureau ne quittait le temple que pour des cérémonies religieuses, et une fois par an, une génisse lui était présentée pour satisfaire ses ardeurs sexuelles. Celle-ci était ensuite rituellement abattue et donnée en offrande aux dieux.


Représentation du taureau Apissur un sarcophage
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Les historiens gréco-romains affirment qu’Apis ne pouvait dépasser 20 ans, après quoi il était noyé. Pour Pline le Jeune, le chiffre de 25 ans correspondait à des calculs astronomiques liés aux cycles du soleil et de la lune, dont Apis était l’incarnation.

Quoi qu’il en soit, la légende veut qu’à sa mort, l’Apis se réincarne dans l’un de ses congénères, que les prêtres étaient chargés de trouver aussitôt. Un seul taureau était vénéré à la fois.
La mort de l’Apis entraînait un deuil national de 70 jours, le temps de sa momification. Il était embaumé et ses funérailles étaient fastueuses. Il était alors assimilé au dieu Osiris sous le nom d’Osiris-Apis. Ainsi, on trouve sur les sarcophages des représentations du taureau portant la momie du défunt sur son dos.

Œuvre associée, une stèle commémorant l’enterrement du taureau Apis est conservée au Louvre.

Le taureau dans les mythes grecs

L’enlèvement d’Europe

Zeus, métamorphosé en un taureau blanc, enleva la ravissante Europe, princesse phénicienne. Sur le rivage, il aperçut la jeune fille dont la beauté le remplit de désir. Il lui apparut alors sous la forme d’un taureau d’une grande douceur, qui se mêla au troupeau qu’elle gardait avec ses compagnes. Europe, charmée, le caressa et lui tressa même une couronne de fleurs, selon Ovide. Osant ensuite grimper sur son dos par jeu, elle fut aussitôt emportée sur les flots. Ils auraient ainsi nagé de l’actuel Liban jusqu’en Crète, à Gortyne. Là, Zeus révéla à Europe sa véritable identité et son amour. De leur union naquirent trois fils, dont le célèbre Minos.

Représentations artistiques de l’enlèvement d’Europe
L’enlèvement d’Europe est un thème récurrent dans l’art, à travers les âges :

Antiquité :
Enlèvement d’Europe, cratère à figure rouge, musée de Paestum (environ 350 av. J.-C.). Ce motif se retrouve fréquemment sur les vases et plats grecs de l’époque.


Enlèvement d’Europe, cratère à figure rouge, musée de Paestum (environ 350 av. J.-C.)
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Fragment de mosaïque (avant J.-C.)
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Statuette en terre cuite (470 av. J.-C.), exposée au Louvre
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Renaissance et périodes suivantes :


Dessin de Dürer 1494 29 x 41,5 cm
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L’enlèvement d’Europe par le Titien (1560) huile sur toile 178 x 205 cm musée Isabella-Stewart-Gardner à Boston
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L’enlèvement d’Europe par le Titien (1560) : cette œuvre est considérée comme la première à restituer l’émotion de cette scène. Europe y est représentée affolée, appelant à l’aide malgré les Cupidons qui accompagnent le taureau, tandis que sur le rivage, ses compagnes la supplient de revenir. La version du mythe racontée par Ovide précise que le père d’Europe envoya ses fils à la recherche de leur sœur dans toutes les directions, avec pour mission de ne pas revenir sans elle. Cela pourrait expliquer l’appellation contemporaine d’Europe désignant un ensemble de pays qu’ils auraient parcourus.
Voir les enlèvements d’Europe


L’Enlèvement d’Europe

– Matisse (1929), voir un commentaire
– Max Beckmann (1917), voir un commentaire.

Références contemporaines
Le mythe d’Europe et du taureau perdure dans notre culture contemporaine :

Plusieurs sculptures symbolisent ce mythe :


Léon le Pas L’enlèvement d’Europe devant le conseil européen à Bruxelles (1997
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Nikos et Pantelis Sotiriadis L’enlèvement d’Europe devant le Parlement européen de Strasbourg (20058) acier (taureau), bronze (jeune fille) et verre (arrière du taureau).
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L’enlèvement d’Europe devant le Parlement européen de Strasbourg est un don de la Crète datant de 2005.

Voir d’autres sculptures de l’enlèvement d’Europe :
À L’aéroport de Madrid par Botero.
À Marseille.
À Gammerages, en Belgique (2013), particulièrement minimaliste.

Héraclès et le taureau crétois.
C’est le 7e des travaux d’Héraclès. C’était un taureau blanc, que Poséidon avait offert à Minos pour qu’il lui en offre le sacrifice, mais le superbe animal émergent tout blanc de l’écume des vagues parru si beau à Minos qu’il décida de l’épargner. Poséidon se vengea, en rendant le taureau furieux et en lui faisant dévaster les terres de Crète. Héraclès reçut pour tâche de le capturer vif, il y parvint en sautant sur lui et en lui saisissant les cornes et il revint en Grèce sur le dos de l’animal à travers la mer qui sépare la Crête de Tyrinthe, dont le roi est Eurysthée. Celui-ci ayant vu l’animal le relâcha, on dit qu’il erra avant de s’installer près de Marathon, où il se rendit coupable de plusieurs méfaits.

Héraclès combattant le taureau crétois est représenté sur de nombreuses céramiques et vases grecques,


Vase grec représentant Héraclès combattant le taureau, temple de Zeus à Olympie
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sur un relief du temple de Zeus île de Pharos au musée du Louvre, sur une mosaïque à Ostie, sous forme de sculpture au château de Schwerin Allemagne sur un timbre monégasque.
Dans l’arc crétois de cette civilisation minoenne, on trouve de nombreuses têtes de taureau ou simplement des cornes, car c’est là que réside la force et la fertilité. Ainsi à Cnossos les cornes sacrées des rhytons, très ouvragées, étaient des récipients zoomorphes destinés à des libations.


Réplique de cornes sacrées par Evans à Knossos
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Rhytons crétois en pierre, œil en cristal de roche et museau de nacre 1600-1450 avant Jésus-Christ et sur une peinture des porteuses de Rhyton.


Porteuses de rhyton, religion minoenne Fresque minoenne du palais de Knossos
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