2 – La photographie est très marquée par l’expérimentation
Tous les photographes, plus ou moins, font de l’expérimentation, soit au niveau de la prise de vue, soit au niveau du traitement des images, ou dans la présentation des images. Toute une dimension expérimentale est mise en place.
Décloisonner le médium : art conceptuel
L’œuvre de Kossuth présente une chaise à travers trois modes de représentation : une photographie qui en fait une icône, une chaise réelle placée à côté, et un texte descriptif. On a ainsi trois formulations de la chaise : l’image photographique, la présence physique de l’objet, et la description textuelle.
La photographie a également sa place dans ce type d’art. Elle se situe à un point d’articulation avec le langage. Et on constate que le langage devient une condition nécessaire à la photographie. Lorsqu’il n’y a pas de langage, c’est souvent le spectateur qui commence à formuler un récit. La photographie seule ne dit pas grand-chose.
La photographie trouve également sa place dans cet art, en étroite relation avec le langage. Ce dernier devient souvent indispensable à la compréhension de l’image, car sans lui, le spectateur est amené à construire son propre récit. La photographie seule, en effet, offre rarement une interprétation complète.

Allen Ruppersberg No Time Left to Start Again / The B and D of R’n’R, 2010
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Allen Ruppersberg collectionne des photos, une démarche proche du pop art et d’Allan Kaprow, dont il a été l’élève. Il crée une articulation entre les photos qu’il fait, les photos qu’il collectionne, les objets et les cartons qu’il ramasse. Par exemple, ce petit monument est un « Monument à la gloire de la musique vernaculaire américaine des années 1960-70 ». On a effectivement ces articulations autour du langage, toujours dans une version très pop art.
Une autre version, également beaucoup plus conceptuelle, est celle de Jenny Holzer C’est une réponse artistique aux fusillades de masse aux États-Unis. Holzer utilise des camions équipés d’écrans LED pour projeter des messages percutants tels que « duck and cover » et « unnecessary death can’t be policy« . Ces camions circulaient sans préavis dans les rues, confrontant les passants à des déclarations provocantes et incitant à la réflexion sur la violence armée et les politiques publiques. L’œuvre se manifeste dans le déplacement du camion et la diffusion des messages, mais la photographie permet de la conserver, éventuellement de la vendre comme témoignage de l’action, ou de l’intégrer dans des livres d’histoire de l’art.
Expérimenter le matériau à partir du matériau lui-même
Tom Drahos, photographe d’investigation, a adopté une approche radicale : il a brûlé ses clichés, les a réduit les cendres puis en poudre, et les a mélangés à de l’eau dans des flacons.
Ces flacons, exposés dans une structure, accompagnée d’une image, symbolisent la fragilité et la disparition potentielle de l’image.
Son intérêt réside dans la mise en avant de l’éphémère et de l’immatériel, plutôt que de l’immortalité de la photographie.

Tom Drahos, DATAR, Série « Banlieue parisienne, les espaces périurbains de la région parisienne », 1986
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Une commande de la DATAR pour un inventaire paysager a servi de point de départ. L’artiste, poursuivant son propre travail, a radicalement transformé les diapositives couleur : brûlées, fondues à l’acide, superposées, elles ont donné naissance à une œuvre plastique proche de la peinture abstraite. L’intérêt réside ici dans la remise en question du modèle photographique traditionnel, où l’image est préservée de la prise de vue à la présentation. Ici, les modalités de présentation sont bouleversées, l’image se métamorphose. On est beaucoup plus près de la peinture abstraite que de la photographie. Ce qui est intéressant ici, c’est de bouleverser complètement le modèle photographique, qui consiste à prendre la photo et à respecter, depuis la prise de vue, les modes de représentation. Les modalités de représentation deviennent autres, la chose se transforme.
Voir d’autres œuvres de Tom Drahos.
Une autre expérimentation dans le champ de la peinture : le pop art a largement utilisé l’image photographique en la sérigraphiant et en la reproduisant. On est dans l’idée d’une reproduction, mais ça ne reproduit jamais de la même façon.
Le street art, notamment avec l’intervention de Banksy, utilise une sérigraphie à partir d’une photographie.
Le travail de Jean Le Gac est particulièrement intéressant. Il a réalisé une série de peintures mettant en scène un personnage qu’il incarne lui-même, un peintre amateur. Dans ces œuvres, il juxtapose une photographie de lui-même en train de peindre dans un champ qu’il reproduit en peinture avec une peinture représentant une jeune femme allongée sur un canapé, réalisée également à partir d’une photographie. Il utilise des photographies banales, sans prétention artistique, pour nourrir sa peinture. Cette approche souligne que la dimension artistique dépasse largement le simple statut de l’image photographique.
Sigmar Polke utilise ici une photographie de presse sérigraphiée, représentant des personnes franchissant le mur de Berlin pour atteindre l’Ouest.

Sigmar Polke Flüchtende (Les fugitifs) 1992 Acrylique et résine sur tissu 225 x 300 cm
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Ce qui frappe, c’est la transformation du médium photographique. Polke accentue visuellement la caractéristique des photos de presse, en surdimensionnant les points de la trame. Il y ajoute ensuite des éléments picturaux, détourant les personnages au pinceau. La toile, préparée pour une grande transparence, laisse apparaître le châssis en arrière-plan. Enfin, la toile striée évoque les fils barbelés, soulignant le jeu subtil entre photographie et peinture.
La taille imposante de l’œuvre immerge le spectateur, créant une impression d’échelle un à un.
Ernest Pignon-Ernest utilise la photographie d’une manière particulière.
Pour lui, la photographie intervient après la création. Il dit : »Mes oeuvres, ce ne sont pas mes dessins, c’est ce que provoquent mes dessins dans les lieux dans lesquels je travaille. Et dans cette réalité là, je viens glisser un élément de fiction. Cet élément de fiction, c’est mon dessin« .
Il réalise des sérigraphies qu’il colle dans la rue, puis il capture en photo les réactions des passants.
C’est cette photographie qui constitue l’œuvre finale, car les sérigraphies se dégradent rapidement. Ainsi, l’œuvre d’art naît de l’interaction entre la sérigraphie et le public. Cette démarche rejoint l’art conceptuel, comme en témoigne le camion projetant des textes de Jenny Holzer.
En peinture, des artistes comme Georges Rousse réalisent des trompe-l’œil saisissants.
Il s’approprie une architecture, souvent destinée à la démolition, et la transforme par la peinture en fonction d’un point de vue précis.
Tout converge vers ce point unique, déterminé initialement par l’appareil photo. Rousse trace une forme prédéfinie, ici un cercle, qui, vue depuis ce point précis, donne l’illusion d’un cercle suspendu dans l’espace, évoquant une peinture abstraite. Si on s’éloigne de ce point, l’illusion disparaît.
Liu Bolin, un photographe chinois exposé à Arles il y a quelques années, crée des œuvres qui évoquent la peinture chinoise et jouent avec le trompe-l’œil, rappelant le travail de Georges Rousse.
Ses personnages peints se transforment selon le point de vue du spectateur, l’effet de décalage disparaissant lorsqu’on change d’angle.
La photographie suivante, plus complexe, présente un personnage au sein d’un œil.
L’artiste utilise des sachets plastiques de couleurs variées, et il se recouvre lui-même de ces sachets au centre de l’œil. Seul son visage se fond dans les teintes de l’œil, créant une homochromie.
Stéphane Couturier, artiste pluridisciplinaire, explore également la peinture. Son travail l’a conduit à fréquenter les usines, où il a développé une approche picturale « all over« , c’est-à-dire une composition qui se déploie sur toute la surface de l’œuvre.
Pour cette œuvre, il a choisi un motif de l’usine Toyota, où les éléments s’entrelacent en un réseau complexe. La composition, bien qu’organisée avec une partie centrale et deux sections latérales, se caractérise par une densité extrême d’éléments, créant une saturation visuelle.
L’utilisation de contrastes marqués entre le noir et le blanc intensifie cet effet, rendant la perception de la profondeur spatiale difficile. L’espace semble se réduire, comme si l’arrière-plan se projetait au premier plan.
Voir d’autres œuvres de Stéphane Couturier

Jeff Wall – A Sudden Gust of Wind (after Hokusai), 1993, 229 x 377cm
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Jeff Wall – A Sudden Gust of Wind (after Hokusai), 1993, 229 x 377 cm. Cette œuvre est une combinaison de 500 images réalisée avec Photoshop. Elle renvoie au champ de la peinture, en particulier à Hokusai.
Voir d’autres photographies de Jeff Wall
Éric Poidevin, artiste peintre, adopte une démarche similaire à celle de Mouliane, qui demandait aux grévistes de lui fournir des objets trouvés pour ses photographies. Poidevin, quant à lui, sollicite les habitants de sa région pour qu’ils lui apportent des animaux morts, qu’il photographie ensuite.
Il existe une référence remarquable à ce travail dans un texte de Jean-Christophe Bailly intitulé Le Puits des oiseaux, qui établit un parallèle entre les photographies de Poidevin et les momies animales des pyramides égyptiennes.
L’approche de Poidevin s’inscrit dans la tradition de la nature morte, mais avec un protocole simplifié : il suspend simplement l’animal sur un fond blanc, éclairé directement. Cette méthode reproduit et s’approprie à la fois les techniques de la peinture, tout en utilisant les spécificités de la photographie.
Voir d’autres photos d’Eric Poitevin.
Les photographies de Rineke Dijkstra évoquent l’objectivité du protocole de Thomas Ruff, tout en révélant une mise en scène subtile.

Rineke Dijkstra, Kolobrzeg, Poland, July 26 1992
137,5 × 107 cm
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La posture du sujet, soigneusement choisie, rappelle l’esthétique picturale, notamment les œuvres de Botticelli et, dans le domaine de la sculpture, on pourrait faire un parallèle avec le triple déhanchement des statues hindoues. Un protocole simple, utilisant un flash, surexpose le personnage et l’isole du fond, qui s’estompe en termes de couleur. Ainsi, le sujet se détache avec netteté.
Voir d’autres photos de Rineke Dijkstra au jeu de paume en 2005.
Corinne Mercadier explore le domaine de la peinture, plus précisément le surréalisme, avec une approche unique : ses interventions sont toujours basées sur le dessin.
Elle crée des espaces totalement imaginaires, comme celui-ci situé au sommet de l’Observatoire de Paris, mis en scène avec des ballons.
D’autres scènes se déroulent dans des lieux insolites, peut-être des champs, éclairés de nuit.
Les effets lumineux, un personnage tient un bâton terminé par un filament, contribuent à l’atmosphère surréaliste. Corinne Mercadier nous transporte dans un univers onirique qui lui est propre.
Óscar Muñoz est un artiste colombien né en 1951, principalement connu pour ses travaux en photographie, gravure, dessin et installations vidéo. Il explore des thèmes tels que la mémoire, la fragilité de l’image et la perception du temps.
C’est un autoportrait d’Óscar Muñoz se représentant en Narcisse. Pour créer ce portrait, il a utilisé du papier journal et de la poudre de charbon de bois, puis a immergé délicatement l’ensemble dans l’eau. Progressivement, le portrait s’estompe et disparaît. Afin de pérenniser cette image éphémère, il en réalise une photographie.
Il a fait un portrait avec des sucres qu’il a imbibés de café.
Une autre photographie fait référence à Cali, ville du Mexique, tristement célèbre pour ses cartels de drogue. Lors d’une exposition, une vue de la ville était recouverte d’une plaque de verre. Les spectateurs, en marchant dessus, brisaient le verre, symbolisant ainsi l’emprise des trafiquants sur Cali.
Expérimenter le médium lui-même
Roni Horn crée un parallèle entre « cloud » (nuage) et « clown ».
Elle photographie des petits nuages qu’elle met en parallèle avec des photographies de clowns qu’elle a rendues floues, ce qui crée une rythmique dans la présentation. Une photographie qui paraît a priori très objective, mais qui est un format assez grand. Le but est de jouer avec la perception du spectateur.

Roni Horn no title, de la série Still water Tate 1999, lithographie sur papier, 77,5 x 105cm
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Elle photographie un tourbillon dans l’eau où le spectateur est pris dans une sorte de vertige. C’est aussi le propre de la peinture.
James Welling est un photographe américain né en 1951, connu pour son approche expérimentale et conceptuelle de la photographie.

James Welling, Sans titre, 1981, (aluminium foils), 44,3×36,7 cm
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Il y a ici du papier d’aluminium peint en noir, qui peut effectivement faire penser à autre chose (charbon, etc.), alors que c’est complètement du trompe-l’œil.
C’est ce qu’on appelle des photogrammes, c’est-à-dire une image photographique obtenue sans utiliser d’appareil photographique, en plaçant des objets sur une surface photosensible.
Ici c’est le même principe, mais utilisé avec de la gélatine posée sur une surface et ensuite prise en photo.
Expérimenter à partir de son propre corps
Barbara et Michael Leisgen sont un couple d’artistes allemands connus pour leur travail photographique conceptuel et poétique. Leurs œuvres explorent les liens entre l’Homme et la Nature, en mettant en scène le corps de Barbara Leisgen.
Cette démarche artistique rappelle les pratiques du land art des années 1970.
L’artiste se promène dans la nature et enregistre ce qu’il observe, cherchant à laisser une trace, un signe, à capturer l’essence de l’instant.
Ici, le personnage capture l’image du soleil, comme un symbole magique.
Voir d’autres photos de Barbara et Michael Leisgen.
Arno Rafael Minkkinen, un autre grand photographe, explore les limites de son corps avec une dextérité remarquable.
Il parvient à le plier et à le contorsionner pour l’adapter à diverses formes, créant ainsi des compositions visuellement saisissantes.
Des traitements photographiques supplémentaires lui permettent ensuite d’accentuer ces effets et de donner vie à des images uniques.
Voir d’autres photographies de Arno Rafael Minkkinen
John Coplans fonctionne un peu sur le même modèle que Minkkinen.
Il photographie une partie de son corps qui devient son portrait.
On est dans un champ très hédoniste par rapport à la nature, évidemment. Coplans aborde aussi l’aspect du vieillissement du corps.
Voir d’autres photos de John Coplans.
Philippe Ramette est un artiste contemporain français connu pour ses photographies, sculptures et installations qui défient les lois de la physique et de la logique.
En réalité, il n’y a pas de trompe-l’œil. En fait, il a fixé dans la paroi rocheuse une barre de métal horizontale et il s’allonge sur cette barre, puis son assistant prend une photo
Voir d’autres photos de Philippe Ramette
Expérimenter à partir des techniques photographiques
Une tendance notable dans la photographie contemporaine est le regain d’intérêt pour les techniques anciennes.
Dès 1857, Gustave Le Gray, confronté aux limites techniques de son époque, a innové en combinant deux clichés distincts pour obtenir une image avec un ciel et une mer correctement exposés. Cette expérimentation pionnière témoigne de l’esprit créatif qui animait les débuts de la photographie.
Sally Mann, connue pour ses portraits d’enfants, a suscité la controverse aux États-Unis en raison de la nudité de ses sujets. Cependant, son utilisation d’appareils photo anciens, rappelant les pratiques du XIXe siècle, est un aspect important de son travail. À cette époque, il était courant de photographier les enfants, y compris sur leur lit de mort. Les images de Sally Mann, bien que belles, conservent une ambiguïté troublante.
Dans sa série What Remains, Sally Mann utilise un appareil photo ancien pour capturer l’atmosphère de lieux marqués par des massacres, comme ceux de la guerre de Sécession.
Elle cherche à révéler les traces et les souvenirs de cette période tragique, utilisant son appareil pour exprimer l’indicible présent dans ces paysages.
What Remains: The Life and Work of Sally Mann
Pour Body Farm, Sally Mann a photographié des corps en décomposition sur un site d’étude médicale.
Elle a utilisé son appareil ancien et a créé un effet de bavure avec la gélatine pour traduire la fragilité des corps.
Patrick Bailly-Maître-Grand Son travail est reconnu pour son originalité et son exploration des limites du médium photographique. Il utilise des techniques archaïques :
Ce sont des vêtements posés sur papier sensible.
Ce sont des reliques d’anciens crânes humains de différentes ethnies et civilisations, tous modelés, ornés, sublimés pour traverser la mort et vaincre la poussière du temps.
Ces pratiques photographiques rappellent la fin du XIXe siècle.
À l’inverse, une photo prise avec un appareil moderne à très haute vitesse capture l’invisible à l’œil nu.
Voir d’autres photos De Patrick Bailly, Maître Grand.
Paolo Gioli utilise le sténopé, une technique sans objectif, puis manipule chimiquement les Polaroïds obtenus pour créer des effets visuels de mouvement et de dégradation.