3 – L’humour des années 60 l’art et la vie, tout est art
Au début des années 60, un vent de liberté ludique a resurgi, fertile en œuvres humoristiques chez de jeunes artistes à la recherche de postures inédites.
L’École de Nice : À Nice, trois jeunes artistes avaient décidé de se « partager le monde » : à Yves Klein le ciel, à Arman la terre, et à Ben les môts.
Le jeune Ben est célèbre pour ses actions provocatrices, comme se photographier en jetant à la mer une caisse marquée « Dieu »,
Il a mis Dieu dans une boite et il l’a jeté a la mer.

Ben – J’ai mangé un œuf dur hier a 12 h 32 (1966)
J’ai mangé un œuf dur hier a 12 h 32
L’idée maîtresse était d’associer étroitement l’art et la vie. Plus tard, ce sont ses « écrits » (mots blancs sur fond noir) qui ont fait sa célébrité, avec des phrases comme : « C’est décidé, je me révole ce soir » ou « On est tous égaux ».
Dans les textes de Ben on trouve des phrases qui parlent de la vie (Il est temps d’être heureux, Tout est argent, L’enfer c’est moi…) d’autres sur le sens de l’art (J’ai voulu abandonner l’art, mais j’en ai fait de l’art, Etre bien dans l’art, Je voulais faire du nouveau, mais j’ai fait comme les autres…) et les doutes des artistes.
Piero Manzoni et la Merda d’Artista : En Italie, le jeune Piero Manzoni, répondant notamment aux célèbres Anthropométries d’Yves Klein (1960), réalise en 1960 une série d’actions conceptualistes. Il signe des œufs de l’empreinte de son pouce et les présente comme œuvres d’art.
En 1961, il réalise le Socle du Monde, un hommage à Galilée, une œuvre en acier de 82 x 100 x 100 cm,
et signe des « sculptures vivantes » en leur fournissant un certificat d’authenticité.
Mais c’est avec Merda d’Artista en 1961 qu’il devient le plus célèbre. Ses excréments humains sont mis en boîte (5 cm de haut, contenu net : 30 g), « conservés au naturel, produites et mise en boîte au mois de mai 1961« . Les 90 boîtes, hermétiquement fermées, étiquetées, numérotées et signées, ont été à l’époque surtout acquises par des amis artistes.
Où réside l’humour ?
1. Le prix de l’or : Manzoni a vendu ce « degré zéro de l’activité humaine » au prix de 30 grammes d’or au cours du jour. Aujourd’hui, une boîte se négocie autour de 31 000 € (le prix varie, certains records dépassent les 275 000 €). C’était une façon de pointer l’absurdité du marché de l’art, mais aussi une réponse à la peinture italienne dite « matiériste » de l’époque (Alberto Burri, par exemple).
2. La réponse radicale : Manzoni répondait de façon radicale à ceux qui accusaient l’art d’être devenu de la « merde ». Lui-même, qui avait abandonné ses études de droit, puis de lettres et de philosophie pour l’art, s’entendait dire par son père (un industriel dans une fabrique de viande en conserve !) qu’il était un « artiste de merde ». D’où aussi une possible interprétation freudienne de l’acte (pour le jeune enfant, le caca comme un don).
4 – L’humour dans le texte et le rapport texte/image
L’humour dans l’art moderne et contemporain réside souvent dans l’énoncé ou le titre, qui modifie la perception de l’objet ou de l’action. C’est la mise en tension entre le texte et l’image qui crée le sens.
Alphonse Allais fut un précurseur avec son Album primo-avrilesque (1897), jouant déjà sur l’absurde.
Eric Dietman, sculpteur d’origine suédoise, réalise en 1991, « Après en avoir tant chié » (bronze et taxidermie), qui donne une forme visible à un jeu de langage.

Eric Dietman Au somment après en avoir tant chié 1991 bronze et taxidermie 86 x 38 x 38 cm
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L’œuvre est un condensé de la pensée de Dietman : la poésie du quotidien, le refus du sérieux pompier et l’interrogation constante sur ce qui fait œuvre et ce qui fait la grandeur. C’est une œuvre qui nous fait sourire, mais qui, en même temps, pose une question profonde sur la valeur, l’effort et la reconnaissance dans le monde de l’art.
On peut citer aussi son Presse à steak aztèque.

Eric Dietman Presse à steak aztèque 2002 Bronze, fer 15 x 18,5 x 12 cm et 8 x 21 x 14 cm.
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Daniel Spoerri, connu pour ses « tableaux pièges », aime créer des assemblages d’objets hétéroclites, comme une accumulation d’ustensiles et de débris qui prennent sens grâce à son titre : Odalisque en morceaux.

Daniel Spoerri Odalisque en morceaux 1990 objets divers 121 x 237 x 102 cm Centre Pompidou
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Lorsque Arman réalisait ses Colères (des performances publiques au cours desquelles il brisait un piano ou un violon), il composait ensuite des sortes de natures mortes cubistes avec les éléments. Les visiteurs du Centre Pompidou sont souvent choqués avant de sourire en découvrant le titre : Chopin’s Waterloo.

Arman Chopin’s Waterloo 1962 Éléments de piano fixés sur panneau de bois 186 x 302 x 48 cm Centre Pompidou
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Philippe Ramette a conçu plusieurs objets dont la motivation repose sur leur titre, comme son Cerveau réfléchissant (avec photos des reflets de l’artiste dans ce cerveau).

Philippe Ramette Cerveau réfléchissant 2002 Bronze chromé et socle en bois, cerveau : 31 x 47 x 40 cm
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ou son Fauteuil à coups de foudre
5 – L’Humour Belge : Irrévérence et Absurdité
Le champ artistique belge se distingue par une tradition d’humour et d’irrévérence, souvent lié à la poésie des matériaux et à une critique mordante des institutions.
Marcel Broodthaers : Poésie et Dérision
Marcel Broodthaers, poète devenu plasticien, utilisait un humour conceptuel pour déconstruire le langage et l’objet. Il intégrait fréquemment des moules et des œufs dans ses réalisations.
« Le Problème Noir en Belgique » : Cette œuvre montre un journal plié, laissant apparaître le titre « Il faut sauver le Congo« , maculé d’une forme noire composée d’œufs peints en noir. Cette réalisation met en scène, par l’objet quotidien, des problématiques politiques et postcoloniales.

Marcel Broodthaers Le Problème Noir en Belgique 1963 48,3 x 39,1 x 6,4 cm MoMA New York
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Autres œuvres : On lui doit également des œuvres comme le « fémur d’homme belge », jouant sur l’identité nationale et l’absurdité des catégories muséales.
Wim Delvoye une provocation esthétique et une critique acerbe du système de l’art et de la société de consommation.
Wim Delvoye est un artiste contemporain malicieux, connu pour ses œuvres qui mêlent l’absurde, le sérieux scientifique, et une critique cinglante du mercantilisme.
Delvoye s’est fait connaître en 2000 avec l’installation Cloaca, présentée pour la première fois à Anvers.
L’œuvre est une installation complexe recréant artificiellement un tube digestif humain. Six cloches de verre contiennent des sucres pancréatiques, des bactéries, des enzymes et des acides, maintenus en milieu humide et contrôlés par des ordinateurs. L’installation est maintenue à 37,2°C et fait circuler des aliments ingérés deux fois par jour pendant 27 heures. Les aliments sont préparés par un traiteur.
À la fin de la digestion, les excréments sont emballés sous vide, marqués du logo Cloaca (dont le design est un pastiche de Ford et de Coca-Cola), et vendus 1 000 $ pièce. La machine ayant coûté 200 000 $, l’artiste s’inscrit dans une logique de rentabilité.
L’aspect comique réside dans le mélange d’absurdité et de sérieux scientifique. Delvoye dit avoir été inspiré par la machine à manger des Temps Modernes de Charlie Chaplin.
Déclinaisons et Interprétations : D’autres versions ont été réalisées depuis (Turbo digestion rapide, la Mini pour « appétit de chat », et la Personal végétarienne). L’œuvre est un avatar de la question de l’homme-machine, récurrente dans l’art du XXe siècle. Elle impose au musée qui l’expose une prise en charge totale, comme un organisme vivant. Enfin, c’est une métaphore cinglante sur la nature mercantile de l’art. L’institution, en tirant profit de la notoriété de l’artiste, accepte que l’œuvre, bien que coûteuse, soit rentable.
L’œuvre de Wim Delvoye est traversée par une confrontation ironique entre l’objet trivial ou périssable et une esthétique de la préciosité ou du luxe.
Love Letter (1999)
Cette pièce simple utilise une épluchure de pommes de terre comme matériau. Elle illustre un jeu sur la fragilité et la matérialité, conférant une charge émotionnelle ou formelle à un déchet du quotidien.
Marble Floor (1999)
Cette œuvre est composée de charcuteries disposées sous un panneau de plexiglas, reproduisant fidèlement les motifs des sols de marbre du Palais des Doges à Venise (110 x 198 cm).
Elle crée une confrontation saisissante entre le précieux (le marbre, l’art vénitien) et le périssable (la viande, le comestible), jouant sur la confusion des sens et des valeurs.
Bétonnière sculptée (1999)

Wim Delvoye Bétonnière sculptée 1999 Acier Corten ou Acier inoxydable découpé au laser
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L’artiste présente un engin de chantier, une bétonnière. L’œuvre est une ironie sur la notion de décoratif, de l’artisanat d’art appliqué à un objet fonctionnel et industriel, et elle questionne l’admiration populaire qui s’attache à ces styles grandioses.
Voir également une autre bétonnière.
Il est important de noter que les premières bétonnières de Delvoye (comme celle de 1991), étaient des sculptures sur bois plus petites. Elles étaient réalisées par des artisans indonésiens dans du bois de teck selon la tradition flamande de la sculpture sur bois, soulignant déjà l’ironie sur l’héritage culturel et la délocalisation de l’artisanat.
Cochons tatoués Lorsque le tatouage est devenu un phénomène social , l’artiste a entrepris de tatouer des cochons.
Delvoye élève des porcs en Chine pour les faire tatouer avec des motifs décoratifs, incluant parfois le logo de Vuitton. Quand le porc (tatoué à 35kg) atteint 200 kilos, l’animal est abattu par un soigneur venu de Belgique, sa peau est tannée et ensuite exposée en Belgique.
Delvoye a aussi tatoué le dos de Tim Steiner (Madone et tête de mort). L’oeuvre a été acquise par un Allemand pour 150 000€. Le propriétaire peut disposer de l’œuvre sur Steiner 3 fois par an pour l’exposer. Il peut la léguer ou la revendre. Après sa mort, la peau sera conservée comme celle des cochons…
Cette pratique est une critique acerbe de la commercialisation du vivant et de la notion d’éphémère, transformant un être vivant en une toile de luxe. Ce qui accroche le spectateur est d’abord la surprise, puis l’amusement et enfin la réflexion sur l’art, le corps et le marché.
Les Vitraux
Toujours avec cette volonté de jouer avec l’ordre mental, Delvoye réalise aussi des vitraux. Certains sont des cages de foot (Finale, 1990), ornées de motifs issus de la peinture flamande.

Wim Delvoye finale II 1990 métal, verre, fibre de verre 200 x 300 x 100 cm
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Voir d’autres vitraux.
D’autres, apparemment classiques, révèlent une iconographie issue de l’imagerie médicale.
En somme. Wim Delvoye fait souffler un vent de folie sur toutes les traditions, en mêlant l’art et le trivial.
6 – Humour et Féminisme
Le féminisme dans l’art, en particulier à partir des années 1970, a souvent utilisé l’humour, l’ironie et la performance corporelle pour dénoncer les stéréotypes et la place assignée aux femmes dans l’iconographie et la société.
L’artiste française ORLAN a construit son œuvre autour de l’utilisation de son propre corps et de son image, qu’elle entend utiliser et modifier comme elle l’entend.
Le Baiser de l’Artiste (1977)
ORLAN Le Baiser de l’Artiste (1977)
En 1977, Orlan s’installe à la FIAC (Foire Internationale d’Art Contemporain) au Grand Palais, sans y être invitée, avec un stand intitulé « Le baiser de l’artiste« .
Elle juxtapose la photo redressée de la Sainte Thérèse du Bernin, ornée de sa propre tête, et dissimule son buste derrière un buste en plastique percé d’un œsophage. Celui-ci fonctionne comme une tirelire ou une machine à sous.
Elle harangue la foule masculine des visiteurs en proposant, pour 5 francs, « de l’art conceptuel pour pas cher » (elle offre un baiser à ceux qui paient).
L’objectif était de mettre en évidence la dimension commerciale de la FIAC et d’incarner simultanément les deux figures de la femme dans l’iconographie occidentale : la sainte et la prostituée.
Ceux qui n’étaient pas tentés par un baiser avec la langue pouvaient brûler un cierge à « Saint ORLAN« . Pendant l’action, elle déclenchait un extrait de la Toccata en ré mineur de Bach, suivi d’une sirène électronique retentissante. Le scandale médiatisé entraîna le renvoi d’ORLAN de son poste de tutrice en animation culturelle à l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts (ENBA) de Lyon, malgré une grève des étudiants.
Madone au garage (1990)

ORLAN, Madone au garage en assomption sur vérin pneumatique 1990 photographie en 7 exemplaires, 120 x 120 cm
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ORLAN, Madone au garage 1990 12 photographie en 7 exemplaires, 120 x 120 cm
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Il s’agit d’une Assomption sur vérin pneumatique, où le corps d’Orlan disparaît dans un « vent miraculeux« .
L’œuvre est une référence directe à l’esthétique baroque religieuse, constituant une parodie de l’histoire de l’art, et notamment de l’Assomption de la Vierge du Titien à Venise.
Voir également d’autres performances d’ORLAN.
L’artiste américaine Martha Rosler s’est rendue célèbre avec la vidéo performance Sémiotique de la cuisine (1975).
Rosler incarnait une pseudo démonstration culinaire télévisée dans laquelle la présentatrice brandit un à un dans l’ordre alphabétique des ustensiles de cuisine dont elle fait un usage absurde, voire violent.
Martha Rosler – Semiotics of the Kitchen 1975
La performance est un lexique de rage et de frustration qui dénonçait le rôle assigné et tenu pour acquis de la femme au foyer heureuse.










